Numéro |
Pédagogie Médicale
Volume 23, Numéro 3, 2022
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Page(s) | 141 - 143 | |
Section | Editorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/pmed/2022030 | |
Publié en ligne | 6 décembre 2022 |
Penser le « monde d’après » : au-delà de la mise en ligne des ressources didactiques et du recours aux plateformes de visioconférence
Thinking about the “world after”: beyond putting learning resources online and using video conferencing platforms
* Mailto : jean.jouquan@univ-brest.fr
Avec la présente livraison, la revue publie la deuxième – et dernière – série des contributions reçues et acceptées à l’issue de l’appel éditorial thématique exceptionnel, lancé par le comité de rédaction au printemps 2020, pour rendre compte des répercussions induites par la pandémie de Covid-19 sur la formation des professionnels de la santé. Ce dossier complète, de ce fait, le premier numéro dédié à ce thème, paru dès décembre 2020 [1] et c’est en l’occurrence l’opportunité de mettre au jour quelques enjeux additionnels ayant émergé lors d’un moment totalement inédit de l’histoire de l’éducation médicale.
Patricia Pâme et ses collègues reviennent ainsi sur la situation sanitaire constituée par la première vague de la pandémie de Covid-19, au cours de laquelle de jeunes étudiants en médecine ont été sollicités pour aider des services de santé débordés. Ils montrent en quoi certains mouvements psychoaffectifs et sociaux implicites, ayant conduit les étudiants à répondre positivement à l’appel à volontariat, peuvent être interprétés comme des rites de passages constitutifs d’un processus de construction de leur identité de futur médecin, déjà en cours [2]. On pourra aussi y percevoir un écho aux ambivalences de l’insolite héroïsation des soignants à laquelle on a assisté au même moment [3], dans le contexte d’une pandémie qu’il convient assurément d’appréhender comme un « fait social total » complexe [4]. Ceci devrait notamment inciter tous les responsables concernés à s’interroger sur la manière de construire la vulnérabilité des professionnels de la santé en tant qu’un objet explicite de formation.
Moins que jamais, la formation des médecins et des professionnels de la santé ne pourra désormais s’adosser au seul paradigme bioclinique et pastorien de la santé, qui reste encore implicitement hégémonique dans les facultés de médecine. À cet égard, Joël Ladner et Janie Girard [5] nous invitent à nous emparer du concept de santé mondiale, qu’il faut aussi comprendre, comme l’évoque la locution anglo-saxonne (Global Health), comme une santé globale que seule une approche intégrative peut rendre plus intelligible. Pour ce faire, il convient de mobiliser, à l’interface de multiples disciplines (sciences cliniques, santé publique, sciences humaines et sociales, sciences économiques, politiques et environnementales), une large diversité d’acteurs, dès lors que les enjeux de santé sont liés tout autant à l’éducation, à la culture, au climat ou à l’environnement qu’à la maîtrise de processus physio-pathogéniques. Pour sa part, Diane Robert partage un témoignage personnel concernant les situations particulières de fin de vie observées lors de la pandémie de Covid-19 chez les personnes âgées vulnérables ; elle montre que cela a constitué une opportunité privilégiée pour réfléchir à la manière d’aborder en formation les dilemmes éthiques soulevés par la perspective d’une mort prochaine et les décisions à prendre concernant la limitation des soins [6].
Les décisions de confinement, prises dans la plupart des pays quasiment d’un jour à l’autre, avaient dans un premier temps imposé des mesures adaptatives d’urgence. Elles répondaient aux nécessités de ce qui a été aussitôt désigné comme relevant de la continuité pédagogique, sans que toutes les exigences d’une telle notion aient pour autant été forcément analysées. Trois retours d’expérience fournissent des illustrations complémentaires des inestimables services que la numérisation des ressources didactiques et le recours aux plates-formes de visioconférence ont rendus. Il s’agissait, à la fois, d’offrir des solutions de remplacement aux activités habituellement organisées en classe ou en stage mais aussi de reconfigurer avec profit les interactions des divers acteurs engagés dans la planification et le suivi de projets éducationnels en santé. Claire Chabut et Jean-François Bussières rapportent ainsi les initiatives d’adaptation qui ont permis le maintien de séminaires dédiés à l’enseignement de la gestion pharmaceutique en contexte de confinement. Ils attestent que des solutions réalistes ont pu être apportées malgré les défis liés au caractère multimodal des activités pédagogiques concernées (exposés didactiques, simulations, clubs de lecture, partage d’expériences, etc.) [7]. Chantal Viscogliosi et ses collègues abordent quant à eux la problématique particulière dans laquelle se sont trouvés les responsables chargés de l’organisation de stages internationaux interculturels Nord-Sud, en l’occurrence entre le Québec et Haïti. Leur expérience d’un dispositif d’apprentissage par stage-projet en réadaptation illustre la possibilité de mobiliser judicieusement les ressources concernées à distance [8]. Enfin, Julien Gobail-Proulx et Julie Theriaut font part des adaptations qu’il a fallu mettre en place dans le cadre du processus de planification d’un curriculum, visant à ouvrir deux sites régionaux délocalisés d’un programme de doctorat en médecine au Québec. Ils montrent notamment que cela a été l’opportunité de mettre sur pied une méthode de consultation individualisée, asynchrone et ouverte de toutes les parties prenantes [9].
Pour autant, certaines difficultés demeurent, Radia Chakiri et Soukaina Wakrim rappelant à cet égard les limites des dispositifs pédagogiques recourant aux ressources numériques lorsque, comme cela reste encore souvent le cas dans les pays en développement, les infrastructures permettant un accès convivial et efficient à ces ressources sont insuffisantes ou fragiles. À partir de leur expérience au Maroc, elles proposent un inventaire des principales contraintes rencontrées par les enseignants et les étudiants, et proposent quelques pistes de solutions pour y faire face [10].
De telles difficultés sont contingentes et l’on peut gager qu’elles seront maîtrisées à terme, même si l’on doit être conscient que le développement des produits et des outils numériques, par exemple en lien avec l’essor de l’intelligence artificielle, exigera des ressources sans cesse accrues. Pour l’heure, au-delà des problèmes logistiques, techniques ou financiers, une des questions posées est celle de la légitimité et de la pertinence qu’il y aurait à pérenniser les dispositifs de formation à distance qu’avait imposé la nécessité de pallier les contraintes du confinement. Séduits par la performativité opératoire des outils numériques soudain devenus familiers, certains sont tentés d’argumenter que l’efficacité dont ils ont fait preuve constituerait en soi une raison de les maintenir voire d’y recourir plus massivement. Ils sont souvent rejoints dans leur argumentation par tous ceux qui, convaincus que les innovations vaudraient pour elles-mêmes, sont soutenus en cela par les injonctions politiques à mettre en œuvre au pas de charge la « révolution numérique ».
De tels débats sont légitimes et nécessaires, et ils méritent mieux que l’opposition frontale d’arguments d’opinion ou d’autorité, proférés respectivement d’une part, par les partisans d’un « technosolutionnisme » pédagogique fantasmé, parfois non dénué de scientisme et, de l’autre, par les nostalgiques du tableau noir, de la craie blanche et de l’encre violette. Ils ne sauraient occulter le fait que l’action pédagogique exige fondamentalement l’engagement cognitif, social et affectif de personnes, grâce à des interactions qui sont constitutives des situations d’enseignement et d’apprentissage, et que cet engagement ne peut advenir sans que soient réunies, d’une manière ou d’une autre, les conditions d’une présence et d’une rencontre [11]. Dans une contribution éditoriale antérieure [12], nous indiquions que les conditions de ce que pourrait être la « présence » dans un dispositif pédagogique à distance, recourant à l’interface numérique, étaient en cours d’inventaire conceptuel et d’évaluation opérationnelle. À ce stade, les données indiquent que doivent pouvoir être préservées : « des transactions entre les apprenants, c’est-à-dire des interactions sociales de confrontation de leurs points de vue, d’ajustements mutuels, de négociations et de délibérations pour résoudre de façon commune et conjointe une situation problématique (présence sociocognitive) ; des interactions qui permettent de créer un climat socio-affectif favorable aux transactions entre les apprenants, c’est-à-dire des interactions sociales basées sur la symétrie de la relation et sur l’aménité (présence socio-affective) ; des interactions que le formateur entretient à distance avec les apprenants pour soutenir les transactions entre les apprenants tout en contribuant à un climat socio-affectif favorable (présence pédagogique) [13] ».
Il ne faut par ailleurs pas sous-estimer les ressorts politiques et économiques de la doxa néo-libérale qui sont à l’œuvre dans la promotion de la révolution numérique et, par contrecoup, de la mise à distance des acteurs de la relation pédagogique. Dès les années 1990, ces leviers ont notamment inspiré l’émergence du paradigme de l’économie de la connaissance, qui constitue l’un des socles conceptuels du processus dit de Bologne, devenu le mantra de la philosophie de l’enseignement supérieur soutenue par l’Union européenne. Comme l’analysait Jean-Luc Demeulemeester, professeur d’économie et d’histoire de la pensée économique en éducation à l’Université libre de Bruxelles, au-delà de la visée de rationalisation managériale et d’une opportunité de réduction des coûts de l’enseignement, une telle perspective s’inscrit fondamentalement dans une conception élitiste et concurrentielle de l’offre de formation, des curriculums et des dispositifs pédagogiques [14]. Dans une tribune publiée récemment par le quotidien français Libération, l’économiste Daniel Cohen rappelait que « le cœur de l’ambition numérique est de réduire au strict minimum l’interaction des humains entre eux » et, pour faire face aux risques qu’il perçoit de l’avènement « d’un régime de compétition générale, réduisant la société à un agrégat d’individus isolés », il enjoignait « […] les corps sociaux, les médecins, les enseignants, les syndicats, les collectivités locales, les communautés de savants [à] repren[dre] la main sur leurs destins. » [15].
Il n’est nullement tabou que des considérations économiques, en lien avec des doctrines politiques, s’immiscent dans les débats éducationnels, à côté des réflexions des enseignants et professionnels concernés, et des propositions issues des sciences humaines et sociales. Encore faut-il que les différents acteurs aient pleinement conscience des postulats et des prémisses qui inspirent les choix qu’ils seront amenés à privilégier.
Nous voici en tout cas prévenus par ces différentes mises en garde. Avant de lâcher la proie – de la présence – pour l’ombre – de la distanciation numérique –, les pédagogues devraient y réfléchir au moins à deux fois…
Références
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