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Numéro
Pédagogie Médicale
Volume 20, Numéro 1, 2019
Page(s) 13 - 22
Section Recherche et Perspectives
DOI https://doi.org/10.1051/pmed/2020001
Publié en ligne 10 mars 2020

© SIFEM, 2020

Introduction

Contexte

En France, la médecine d’urgence est devenue officiellement une spécialité médicale d’exercice, reconnue le 13 novembre 2015, avec la publication de l’arrêté qui a créé le diplôme d’études spécialisées (DES) de médecine d’urgence [1]. Cette discipline doit maintenant relever le double challenge de former des professionnels compétents et d’être attractive pour les étudiants. De plus, les critères d’agrément des structures d’urgence comme lieu de stage pour la spécialité reposent en grande partie sur leur projet pédagogique et la qualité de l’encadrement des étudiants.

Le rôle du clinicien enseignant de médecine d’urgence apparaît alors comme central au regard de ces enjeux, tant dans l’accompagnement des apprentissages des étudiants que dans l’influence qu’il peut avoir sur leur choix de carrière dès leurs premiers stages hospitaliers [2].

Le clinicien enseignant de médecine d’urgence a la double tâche de prodiguer les soins adaptés à son patient et d’enseigner comment les prodiguer. Il doit ainsi posséder la double compétence clinique et pédagogique [3]. En outre, cette tâche déjà complexe s’effectue dans un environnement particulièrement contraignant, caractérisé, pour ce qui concerne la pratique clinique, par un flux de patients soutenu, des pathologies variées, un impératif de décision clinique rapide en contexte d’incertitude majeure et, pour ce qui concerne la pratique pédagogique, par un compagnonnage auprès d’étudiants de niveaux différents [4].

Question de recherche

Les rôles et modalités pédagogiques spécifiques du clinicien enseignant sont bien décrits [5,6] ; si la supervision directe est la modalité pédagogique de choix des apprentissages en contexte authentique, elle est peu mise en œuvre [7]. La médecine d’urgence ne fait pas exception ; l’observation directe au lit du patient, suivie d’une retro-action spécifique centrée sur les apprentissages de l’étudiant, modalité essentielle au service de l’acquisition des compétences professionnelles du jeune médecin, y est rarement pratiquée [8]. De même, si le modèle de rôle a un impact fort sur les apprentissages, il n’est pas toujours adapté ; dans une étude de Wright portant sur les caractéristiques des modèles de rôle, moins de 50 % des cliniciens sont considérés par les étudiants comme de bons modèles de rôle [9].

S’il est alors licite de l’envisager, une formation spécifique du clinicien enseignant à l’acquisition des compétences requises en pédagogie pourrait ne pas suffire, si les conditions d’engagement dans les activités pédagogiques ne sont pas rencontrées sur le terrain.

Quels sont les leviers et les freins à l’engagement dans les tâches pédagogiques du clinicien enseignant de médecine d’urgence, et comment favoriser cet engagement ? Telles sont les questions auxquelles nous avons tenté de répondre, en analysant, dans le cadre d’un dispositif pédagogique qu’il met en œuvre en contexte de stage, les ressources sur lesquelles ce clinicien enseignant s’appuie et les exigences auxquelles il doit faire face.

Cadre théorique

Schaufeli et Bakker [10] définissent l’engagement comme l’expérimentation dans le travail d’un haut niveau d’énergie (vigor), de dévouement (dedication) et d’absorption (absorbtion). Ces trois dimensions traduisent l’identification d’un individu vis-à-vis de son travail : la vigueur est déterminée par des niveaux d’énergie élevés et de résistance mentale, par la volonté de fournir des efforts et la persistance face aux difficultés. Le dévouement est caractérisé par des sentiments positifs d’enthousiasme, d’inspiration, de fierté envers son travail et le sens du défi. Quant à l’absorption, elle correspond à un état de concentration tel que l’individu ne voit pas le temps passer et qu’il éprouve des difficultés à se détacher de la tâche qu’il exécute. Demerouti postulait que les conditions de travail pouvaient être classées en deux principales catégories : les exigences et les ressources [11]. Les exigences font référence aux différents aspects physiques, psychologiques, sociaux et organisationnels du travail, générateurs de coûts physiques et/ou psychologiques pour l’individu ; les ressources sont les aspects physiques, psychologiques, sociaux et organisationnels qui permettent d’atteindre les objectifs et de réduire les coûts des exigences.

Concernant les ressources, distinction est faite entre les ressources personnelles (structure cognitive, vécu et expérience, personnalité, schèmes d’action utilisés) et les ressources professionnelles (organisationnelles et sociales). Dans le modèle exigences − ressources (Job-Demands-Ressources (J-DR) model) présenté sur la figure 1, Demerouti et Bakker [12] mettent en lien les ressources et les exigences du travail avec l’engagement et la performance, et décrivent un cercle vertueux dans lequel le fait de favoriser les ressources personnelles augmente les performances en favorisant l’engagement, et modifie les relations à l’environnement : les exigences deviennent des challenges à relever et des ressources à créer, et ce d’autant plus que l’environnement est initialement contraignant [13].

Le JD-R nous a donc servi d’appui théorique du fait de son approche explicative globale compatible avec l’objectif de ce travail de recherche.

thumbnail Figure 1

Modèle exigences – ressources (Job-Demands-Ressources (J-DR) Model)12 de l’engagement dans le travail.

Méthodes

Cette étude visait à caractériser les exigences faisant obstacle à la mise en œuvre des activités pédagogiques, ainsi que les ressources les soutenant, à des fins d’identification des leviers d’action pertinents. L’approche qualitative a été choisie pour sa capacité à rendre explicites les éléments de décision qui sous-tendent l’action.

Terrain

Ce travail a été mené au sein du Département Hospitalo-Universitaire de Médecine d’Urgence (DHUMU) du Centre Hospitalier Universitaire de Nice. Douze cliniciens ont été recrutés pour atteindre la saturation des données. Notre objectif était d’identifier les leviers et les freins à l’engagement dans les tâches pédagogiques. Nous devions pour se faire explorer les différents dispositifs pédagogiques existants, mais aussi les différents contextes de mise en œuvre. Le clinicien urgentiste exerce alternativement en zones de soin médicochirurgicales, salle d’accueil des urgences vitales, unité d’hospitalisation de court séjour des urgences, et ce, sur des périodes pouvant s’étendre à 24 heures. Les enregistrements ont donc été répartis de manière à couvrir les différentes zones de soin, les différents jours de la semaine, et les différentes parties du nycthémère.

Recrutement

Le recrutement a concerné des cliniciens urgentistes exerçant à temps plein, en charge de la supervision des étudiants en médecine, pré- et post-gradués, et pratiquant au moins l’une des modalités pédagogiques spécifiques du clinicien enseignant (supervision, modèle de rôle).

Ils ont été, dans un premier temps, interrogés par courriel sur la ou les modalité(s) représentant majoritairement leur pratique, parmi trois propositions décrivant, sans les nommer, la supervision par observation directe, la supervision indirecte et le modèle de rôle.

Le questionnaire ne précisait pas à l’égard de quelle catégorie d’étudiant se rapportaient les pratiques déclarées, l’objectif étant ici de vérifier que les acteurs choisis avaient une expérience vécue des modalités décrites. La majorité des cliniciens ont déclaré utiliser la supervision indirecte et le modèle de rôle, rarement la supervision directe ; le choix de l’une ou l’autre était spontanément déclaré en lien avec le niveau d’étude des étudiants (le modèle de rôle étant réservé aux plus jeunes) ou bien avec leur degré d’investissement.

Dans un second temps, ils ont été recrutés parmi les catégories ci-dessus en fonction de leur disponibilité pour couvrir l’ensemble de la semaine et du nycthémère.

Bien que le clinicien ait été laissé libre du choix de l’étudiant concerné par l’activité pédagogique documentée, ce choix a souvent été dicté par les conditions du rendez-vous pris avec lui pour le recueil de données ; malgré cela, tous les niveaux d’étudiants ont été représentés. Les principales caractéristiques des recrutés sont résumées dans le tableau I.

Tableau I

Récapitulatif des principales caractéristiques des acteurs recrutés.

Recueil des données

Le recueil s’est déroulé sur une période d’un mois au printemps 2018, en deux étapes successives : l’enregistrement vidéographique d’une séquence de supervision en perspective subjective d’abord, puis l’entretien avec le clinicien en re-situ subjectif pendant le visionnage du film de son intervention. Les données à analyser étaient constituées par le verbatim issu de la retranscription littérale des enregistrements audio des entretiens.

L’enregistrement vidéographique permet une approche de type ethnographique avec immersion dans le contexte authentique de l’activité observée ; il vise à restituer le caractère global pluridimensionnel de l’activité [14]. Il permet, d’autre part, la restitution de la dimension socioprofessionnelle de l’activité, qui est indissociable des ressources matérielles, des interactions sociales et avec l’espace, des contraintes [15], et qui représente le cœur de ce travail.

La perspective subjective située, qui consiste à enregistrer l’activité telle que le sujet la voit, ne présente pas les inconvénients de l’auto-confrontation de la perspective externe, et minimise les risques d’approche critique de l’action [16,17]. En outre, elle favorise, lors du visionnage, les réminiscences et stimule la reproduction des événements mentaux ayant déterminé les comportements observés [18]. Elle a donc été choisie en accord avec les objectifs de ce travail.

Les enregistrements vidéo ont été réalisés à l’aide de lunettes sans correction de type « lunettes espion » équipées d’une caméra au niveau de la tempe gauche du clinicien. L’accord de l’ensemble des participants et du patient, lorsque sa présence était envisagée, avait été sollicité.

Le clinicien portait les lunettes pendant toute la durée de l’interaction avec l’étudiant, qu’elle inclue ou pas un temps auprès du patient. Il était libre de choisir le dispositif pédagogique à utiliser.

L’entretien en re situ subjectif qui suit l’enregistrement vidéo est ainsi nommé car il « tente de conduire l’acteur à expliciter son vécu en le re-situant, a posteriori, au plus près de son point de vue au moment de l’événement » [16,19].

Le clinicien, confronté à l’enregistrement vidéographique, a été invité à expliciter les éléments significatifs de cette activité [20]. Un support d’entretien avait initialement été créé en lien avec les objectifs de la recherche ; il n’aura finalement pas été utilisé de manière systématique et linéaire : la réflexion du clinicien interviewé a été guidée préférentiellement par la trace enregistrée et par les relances l’encourageant à décrire ce qui faisait sens pour lui, sur des moments de l’action choisis en lien avec les thèmes du guide.

Les douze entretiens ont été réalisés dans les douze heures suivant l’enregistrement vidéo.

Analyse des données

Les verbatims obtenus par la retranscription des enregistrements audio des entretiens ont été analysés manuellement par un seul chercheur selon une double approche, à la fois plutôt déductive et inductive délibératoire : une grille d’analyse thématique, construite a priori à l’aide de la littérature produite dans le domaine de l’engagement dans le travail, puis modifiée sur la base des informations recueillies pendant l’analyse même des entretiens, a soutenu ce processus. La grille d’analyse, une fois son élaboration terminée, a été appliquée de nouveau à l’ensemble du corpus. Elle est présentée dans le tableau II.

Tous les participants ont donné leur accord et ce travail a fait l’objet d’un avis favorable du Comité d’éthique de l’université de Strasbourg.

Tableau II

Grille d’analyse thématique.

Résultats

Lorsque les cliniciens parlent du dispositif pédagogique qu’ils visionnent, ils envisagent les modalités pédagogiques mises en œuvre, leur relation à l’étudiant, les interactions avec leur activité de soin, avec l’environnement, leurs difficultés et sources de satisfaction. Les principaux éléments issus des entretiens peuvent être regroupés en quatre thèmes : le dispositif pédagogique utilisé, les exigences et les ressources liées à l’activité telles que Demerouti les décrit figure 1 et l’apport de la perspective subjective sur leurs pratiques.

Dispositif pédagogique

L’activité pédagogique représente une part significative de l’activité du clinicien, intimement liée à son activité de soin. Elle est décrite comme implicite, culturelle et informelle.

«On participe tous à la formation, mais ce n’est pas formalisé» (Entretien 4 : E4).

«C’est de la pédagogie qui ne dit pas son nom, ou de la pédagogie confraternelle » (E12).

C’est une activité pour laquelle le clinicien est postulé implicitement compétent.

«Personne ne m’a jamais montré comment faire, on m’a juste dit tu vas t’occuper des étudiants» (E3).

Si la durée des enregistrements vidéo varie de trois minutes trente à vingt-quatre minutes, tous les cliniciens s’accordent pour dire que la durée est plutôt de l’ordre de cinq minutes et dépasse rarement dix minutes.

Le patient vu par l’étudiant ne fait pas l’objet d’un choix particulier le plus souvent. Si un choix est réalisé, il concerne alors soit une pathologie bien maîtrisée par le superviseur, soit un patient prototypique. Exceptionnellement, l’étudiant est volontairement confronté à une situation complexe comme le préconise Tardif [21].

«Je t’avouerais que je choisis plutôt une pathologie que je connais bien comme ça je sais que je ne raconterai pas de (bêtises)» (E8).

«Les malades mono-pathologiques qui répondent à une question de cours bien typique tu as vraiment envie de les prendre et de leur montrer» (E8).

La supervision indirecte est majoritairement représentée, un seul des douze enregistrements fait état d’une supervision directe. Le clinicien emprunte le dispositif pédagogique d’un modèle de rôle :

«En fait, j’ai regardé parmi ceux qui m’avaient formé celui à qui j’aimerais ressembler et je fais pareil» (E6).

Le procédé varie peu quel que soit le niveau de l’étudiant. D’un clinicien à l’autre, les différences portent sur les modalités d’articulation entre elles, des activités d’enseignement et de soin, visant à optimiser la gestion du flux.

«Le design du truc sera toujours le même, il ira toujours tout seul, il reviendra, j’y retournerai avec lui, on fera une petite synthèse» (E3).

«Il va voir seul, il me rend compte à moi et l’interne lui, il fait son taf moi je vais voir des patients aussi et après je jongle avec les deux» (E9).

Les cliniciens évaluent les besoins d’apprentissage de leurs étudiants d’après le souvenir de leur propre cursus d’étudiant, plus ou moins ancien pour certains. Comme le souligne Audétat [22], ils ont très vite l’intuition des difficultés de raisonnement clinique de l’étudiant, mais les moyens de remédiation associés restent flous et non spécifiques.

«Les externes de quatrième année et ben, ils ont du mal à faire les liens ils ont du mal à raisonner de manière globale et au fur et à mesure ça s’améliore je pense que c’est aussi en voyant beaucoup de cas et en discutant » (E11).

Les exigences

Conformément à la description des exigences de Demerouti dans le J-DR Model [11], les cliniciens enseignants identifient cinq aspects de l’activité pédagogique générateurs de fatigue, d’inconfort ou imposant un effort, et freinant sa mise en œuvre, voire conduisant tout bonnement à y renoncer : la gestion de la zone de soin, le comportement de l’étudiant non investi, le grand nombre d’étudiant de niveaux variés, la responsabilité, et les difficultés de raisonnement clinique de l’étudiant.

Le clinicien urgentiste gère une zone de soins au flux continu de patients. Cette gestion impose une priorisation et une planification des actions à mener, intégrant le dispositif pédagogique comme action supplémentaire, et cette priorisation est d’autant plus difficile à mettre en œuvre que le clinicien est inexpérimenté. Priorité est donnée au patient en détresse et au cas complexe. Viennent ensuite les actions de gestion du flux et de sécurisation de la zone. L’étudiant se situe ici dans l’ordre des priorités, avant les patients médicaux, les familles, les examens de routine et autres activités.

«On a cette grosse activité à côté qui doit tourner, parce qu’après, sinon, on n’a plus de brancard, on peut plus examiner les malades, je dois vider le service pour ne pas qu’il s’encombre» (E7).

«J’ai vraiment besoin de faire mon idée pour le mettre quelque part, puis du coup c’est carré dans ma tête, ça me permet déjà de le caser dans le truc: ah oui, lui il faudra que je revienne le voir dans une demi-heure, ça c’est bon, je lance le bilan, s’il est bon il va sortir, je revois dans 1h30 et puis c’est bon» (E5).

L’effort pour mettre en œuvre le dispositif pédagogique ne sera consenti que s’il est amorcé par l’étudiant.

«Il y a les externes qui sont un peu là en mode “tire-fesse accroche-toi si tu peux” et puis ceux qui s’accrochent et qui sont motivés; ben on ira peut-être du coup un peu plus vers eux, mais ceux qui restent un petit peu dans leur coin et ben malheureusement ils y resteront» (E10).

Le grand nombre d’étudiants complique l’établissement d’une relation pédagogique et peut conduire au renoncement du clinicien enseignant.

«Par exemple quand il y a les P2 (étudiant de deuxième année), on se retrouve tout d’un coup avec une horde de P2 qui débarque, et alors la seule chose qu’on peut leur dire de faire, c’est de suivre l’externe; et alors là, tu as l’externe qui suit l’interne lui-même suivi par le P2...» (E12).

Le clinicien revoit systématiquement les patients vus par l’étudiant, quel que soit le niveau de ce dernier. Si ce procédé est justifié par le besoin de classer le patient dans les actions à prioriser, il est aussi systématiquement mis en lien avec la responsabilité vis à vis des patients de la zone de soins, et la confiance qui a pu être placée dans la relation avec l’étudiant.

«C’est mon patient, c’est mon nom; chaque fois que je signerai (le dossier d’) un patient, je vais le revoir» (E4)

«Après c’est nous qui nous canalisons aussi notre stress, notre confiance, à travers la façon pédagogique qu’on a de former les internes ou les externes» (E6).

Les difficultés de raisonnement de l’étudiant sont intuitivement identifiées par le clinicien, mais comme le soulignait Audétat [23], la difficulté à les diagnostiquer et y remédier est source d’inconfort pour le clinicien.

«Qu’est-ce qu’il me raconte, il y a un truc qui ne colle pas... c’est compliqué hein! d’ailleurs après quand je suis rentré dans la chambre et j’ai vu qu’elle était confuse et que je partais du principe c’était une confusion aiguë, je me suis dit: oula la, là on a perdu du temps!» (E12).

Les ressources

Les discours des cliniciens ont permis de mettre à jour les ressources en présence, mais aussi celles faisant défaut. Là-encore, cinq aspects de l’activité pédagogique ont été identifiés comme la soutenant.

Trois sont professionnels : la relation avec l’étudiant, pour la rétro-action positive et l’échange des savoirs qu’elle fournit ; l’aspect artisanal de l’activité et l’autonomie dont ils disposent pour la mettre en œuvre.

«C’est générateur d’excellence; finalement tu ne peux pas t’endormir parce qu’il y a toujours des petits gars qui arrivent, en plus ils ont des connaissances relativement plus fraîches que toi donc ça m’apporte autant que ça peut leur apporter; je pense que ça enrichit mon activité actuelle et ce qui fait que je la fais mieux probablement» (E4).

«Ça, c’est bien pour ça, en fait c’est notre propre arbitre, on juge vraiment nous de la façon de faire tout seul» (E6).

Deux sont personnels : le sentiment d’utilité que génère l’activité, son plein accord avec les valeurs du métier.

«Je me dis qu’on est peut-être une pierre à l’édifice de l’étudiant qui réussit; J’adore mon travail, je m’y réalise j’ai envie de donner un peu le goût de ça à l’étudiant à travers la discipline» (E10).

Quant au déficit de ressources, nous relèverons, pour les ressources professionnelles, l’absence de rétro-action, d’objectifs clairs, d’informations à jour ou innovantes, de support social formalisé. Concernant les ressources personnelles, on identifie l’absence de sentiment d’efficacité personnelle.

«Si on me disait ton truc c’est nul, arrête ça fait des dégâts, j’aimerais savoir » (E12).

«Je ne sais plus moi maintenant comment est organisé l’enseignement à la faculté, il n’y a pas d’objectif d’apprentissage purement explicite» (E9).

«Je n’ai pas de moyen de savoir si elle a finalement appris quelque chose ou pas » (E1).

L’apport de l’entretien en re situ subjectif

L’entretien a aidé les cliniciens à prendre conscience des comportements que les étudiants leur empruntent. Cruess [24] décrit cette étape de conscientisation comme l’une des premières à mettre en œuvre pour améliorer le modèle de rôle (role modeling).

«(rires) elle fait comme moi là, je fais pareil, on prend un sopalin pour écrire en fait les infos médicales» (E1).

«Il faut qu’il me regarde pour faire du mimétisme, parce que moi je sais qu’il y a des choses que j’ai captées de certains médecins, des choses que j’ai prises et puis d’autres que je n’ai pas voulu» (E11).

Il fournit d’autre part une rétro-action équilibrée et centrée sur le clinicien, en lui permettant de prendre conscience des stratégies d’enseignement qu’il met en œuvre, et de distinguer celles qui fonctionnent de celles qui sont moins efficaces.

«Je ne pensais pas que j’expliquais autant et que je pouvais raisonner tout haut et du coup je me dis que finalement ils comprennent bien ce que je dis » (E9).

«C’est vrai, en revoyant… comment est-ce qu’on se rend compte de ce qu’a besoin l’étudiant? C’est en les voyant faire, et en regardant comment ils raisonnent et en les écoutant parler parce que sinon on ne peut pas savoir; alors soyons honnête là, je ne l’ai pas vraiment vu » (E8).

Enfin, la majorité des cliniciens interviewés ont spontanément proposé des axes d’amélioration, portant soit sur leur propre séquence de supervision, soit sur l’organisation générale de l’enseignement dans le département.

« Je pourrais mieux faire sur l’organisation de la synthèse (…) je vois bien le concept là, il faut que son langage soit plus médical soit hiérarchisé, ordonné, qu’on ait une vision globale du malade plus claire» (E11).

Discussion

Cette étude se proposait d’identifier les leviers et les freins de l’engagement du clinicien enseignant de médecine d’urgence. Cinq ressources et cinq exigences ont été identifiées comme caractérisant son activité pédagogique. La discussion sera orientée sur des propositions d’actions visant à mobiliser les leviers identifiés comme prioritaires, une mention des apports, une discussion des limites du travail et une identification de voies de recherche.

Favoriser les ressources

Schaufeli et Bakker [25] ont montré en 2004 une relation positive évidente de trois ressources avec l’engagement, sur quatre échantillons différents d’employés allemands : la rétro-action sur les performances, le support social, la supervision par un référent. Llorens et al. [26] donnent des résultats identiques dans le cadre d’une étude effectuée en Espagne et y ajoutent le climat innovant et les informations sur le travail à accomplir. Dans notre travail, la rétro-action est pauvre sur le terrain, mais semble être prodiguée de façon efficace par l’entretien en re situ subjectif. Le support social est spontanément recherché par les cliniciens lors de réunions de pairs informelles, et fait partie des propositions d’amélioration qu’ils suggèrent lors des entretiens. Enfin, la supervision par des référents en pédagogie n’est pas actuellement organisée. En s’appuyant donc sur les données de la littérature, les propositions des cliniciens et les moyens immédiatement disponibles, ou demandant peu d’investissement humain ou financier, trois axes d’amélioration pourraient être prioritairement envisagés.

Concernant le support social, promouvoir les réunions de pairs permettrait de favoriser les échanges et le partage d’expériences, en particulier sur les thèmes émergents dans notre travail que sont l’alliance pédagogique, les objectifs de formation et les difficultés de raisonnement clinique de l’étudiant.

L’entretien en re situ subjectif s’est révélé être une technique pertinente pour délivrer des rétro-actions adaptées sur la performance pédagogique des cliniciens. Ils se sont, en grande majorité, déclarés prêts à recommencer l’expérience, devenant avocats de la technique et recruteurs potentiels auprès de leurs collègues.

Enfin, l’étudiant renforcerait encore la rétro-action envers le clinicien, s’il pouvait laisser une trace de ses apprentissages directement auprès du clinicien enseignant. Les supports techniques pourraient être envisagés secondairement (portfolio, livre de bord électronique), mais un simple livre d’or des apprentissages, laissé à demeure dans la zone de soin pourrait amorcer la démarche.

Diminuer les exigences

Pour Crawford et al. [27], les exigences que les employés ont tendance à considérer comme des obstacles sont négativement associées à l’engagement. Dans notre travail, cinq exigences peuvent conduire à interrompre ou abandonner l’activité pédagogique. Là-encore, trois propositions peuvent être apportées pour limiter l’impact de ces exigences.

La première des exigences exprimées par le clinicien de médecine d’urgence est la gestion de sa zone de soin ; il s’agit d’une situation professionnelle spécifique du médecin urgentiste, décrite comme d’autant plus compliquée que le clinicien est moins expérimenté. Favoriser l’acquisition de la capacité « gestion d’une zone de soin » de la part de nos futurs cliniciens urgentistes dès leur formation initiale pourrait diminuer l’impact de cette exigence sur les activités pédagogiques.

Parmi les autres exigences identifiées, deux sont en lien avec l’étudiant ; son comportement investi ou pas et ses difficultés de raisonnement clinique. L’utilisation d’un outil validé permettant d’uniformiser ses modalités d’interaction avec le clinicien enseignant, et centré sur le raisonnement clinique pourrait y remédier. Le SNAPPS, acronyme anglais d’une technique en six étapes de présentation de cas, pourrait être l’outil indiqué ici [28] : l’étudiant résume la situation clinique, propose un diagnostic différentiel, analyse les éléments en faveur ou contre les hypothèses évoquées, interroge le superviseur sur d’éventuelles incertitudes, propose un plan de prise en charge, et identifie des éléments d’apprentissage à approfondir.

Enfin, s’il est difficile de réguler le nombre d’étudiants en stage, promouvoir l’alliance pédagogique permettrait probablement de clarifier les termes du contrat d’apprentissage entre l’étudiant et le clinicien, en mettant l’emphase sur la confiance, le partage de la compréhension des objectifs, et la négociation des moyens pour y parvenir en tenant compte des contraintes de chacun [29].

Apports, perspectives de recherche

L’engagement dans le travail a souvent été étudié selon une approche quantitative, le concept étant mesurable. Les approches qualitatives sont bien moins nombreuses et, à notre connaissance, il n’existe pas d’autres travaux ayant utilisé l’entretien en re situ subjectif pour l’explorer. Cette méthode favorise une meilleure compréhension de la façon dont les cliniciens interagissent avec les exigences et les ressources caractérisant leur activité, et permet d’envisager des mesures de remédiation centrées sur leur point de vue. Elle s’est aussi révélée être un puissant outil pédagogique, à explorer comme tel, transposé par exemple à la formation continue.

Il serait maintenant intéressant de mesurer l’impact des mesures de remédiation proposées sur le niveau d’engagement en complétant ce travail d’une approche quantitative.

D’autre part, notre travail a porté, pour chaque clinicien interrogé, sur une séquence pédagogique limitée dans le temps ; il serait peut-être utile de rechercher une variation dynamique de l’engagement sur le nycthémère, certains des cliniciens ayant évoqué une préférence pour la période nocturne.

Enfin, d’autres travaux devront s’intéresser à l’impact sur les apprentissages, l’objectif in fine de ces propositions étant de les favoriser.

Limites

Même si nous avons tenté de varier les lieux, temporalités et caractéristiques des recueils, nos résultats sont ancrés dans le contexte singulier qui leur a donné sens, contexte ici particulièrement dynamique et évolutif, et donc difficilement reproductible. La transférabilité de ce travail s’en trouve, de fait, limitée, mais notre intention était bien la compréhension de phénomènes dans le contexte décrit. La transférabilité de la méthode, par contre, a déjà été éprouvée aux urgences [19]. Nous aurions les mêmes limites pour la fiabilité : la méthode choisie l’a été directement en lien avec notre contexte et s’est adaptée au cours de la recherche, comme le chercheur aux contraintes de terrain. En ce sens, cette adaptation au plus près des exigences, cœur de ce travail, tendrait à l’enrichir plutôt qu’à le desservir. Concernant la crédibilité des résultats de cette étude, la méthode utilisée a ceci d’original qu’elle tente d’obtenir des données au plus près du point de vue propre de l’acteur. Nous avions, pour la renforcer, envisagé une triangulation des outils de collecte en ajoutant un enregistrement vidéo en perspective externe, mais la variabilité des lieux de collecte rendait la mise en œuvre irréalisable. Enfin, le chercheur, lui-même urgentiste, a réalisé seul l’analyse des données, soumise à relecture du coauteur ; même s’il s’est efforcé d’être le plus neutre possible dans son positionnement et le plus transparent concernant son contexte, ses valeurs transparaissent surement ici, ne serait-ce que dans le choix des critères à prendre en compte pour le recrutement.

Conclusion

Le clinicien enseignant de médecine d’urgence porte au niveau opérationnel les orientations pédagogiques de sa spécialité naissante. Il était important d’identifier les variables pouvant influencer positivement ou négativement son engagement dans les tâches pédagogiques, pour choisir les leviers de renforcement à actionner prioritairement. L’entretien en re situ subjectif suivant un enregistrement vidéo en perspective subjective a permis d’identifier dans sa pratique celles de ses ressources qui sous-tendent son activité pédagogique, et celles des demandes qui lui font obstacle. Il a permis aussi de ré affirmer le caractère intimement lié de ses deux activités de soin et d’enseignement qui participent de son identité professionnelle.

Contributions

Céline Perrin a participé à la conception du protocole de recherche, au recueil des données, à l’interprétation et à l’analyse des résultats et à l’écriture du manuscrit. Nicole Poteaux a participé à la conception du protocole de recherche et à sa planification, ainsi qu’à la relecture du manuscrit.

Approbation éthique

Ce travail a fait l’objet d’un avis favorable du Comité d’éthique de l’université de Strasbourg.

Liens d’intérêts

Aucune des deux auteures ne déclare de conflit d’intérêts en lien avec le contenu de cet article.

Références

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Citation de l’article : Perrin C., Poteaux N. Comment favoriser l’engagement dans les tâches pédagogiques du clinicien enseignant de médecine d’urgence ? Pédagogie Médicale 2019:20;13-22

Liste des tableaux

Tableau I

Récapitulatif des principales caractéristiques des acteurs recrutés.

Tableau II

Grille d’analyse thématique.

Liste des figures

thumbnail Figure 1

Modèle exigences – ressources (Job-Demands-Ressources (J-DR) Model)12 de l’engagement dans le travail.

Dans le texte

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