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Numéro
Pédagogie Médicale
Volume 20, Numéro 4, 2019
Page(s) 187 - 194
Section Concepts et innovations
DOI https://doi.org/10.1051/pmed/2020020
Publié en ligne 20 mai 2020

© SIFEM, 2020

Introduction

La responsabilité sociale en santé (RSS), définie principalement en lien avec les institutions de formation, est interrogée dans cet article sous l’angle de l’exercice professionnel, aspect encore trop peu développé. Comment définir une pratique de proximité socialement responsable ? Quels en sont les enjeux, dimensions et objectifs ? Quelles sont les approches et compétences attendues qui la conditionnent ? Telles sont les questions que cet article explore.

Définition de la responsabilité sociale en santé et contexte de cette définition

En 1995, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décrit la RSS comme étant « l’obligation pour les facultés de médecine d’orienter la formation qu’elles donnent, les recherches qu’elles poursuivent et les services qu’elles dispensent vers les principaux problèmes de santé de la communauté, région et/ou nation qu’elles ont comme mandat de servir. Les principaux problèmes de santé seront identifiés conjointement par les gouvernements, les organismes, les professionnels de la santé et le public. » [1]. Boelen et Heck identifient dans leur texte les quatre valeurs essentielles pour des soins de santé socialement responsables : la pertinence, la qualité, l’efficience et l’équité.

Cette définition concerne plus spécifiquement les facultés de médecine, en tant que structures de formation et de recherche [2]. D’ailleurs, dans la littérature sur la RSS, ce sont surtout les niveaux « méso » et « macro » qui sont développés et discutés. Or, la RSS doit être envisagée en lien avec plusieurs champs d’intervention en santé, notamment les niveaux micro/individuel, méso/communautaire et macro/global [36] (cf. Fig. 1 : la perspective du Collège des médecins de famille du Canada) [3]. Ainsi, il est moins souvent fait mention de la relation effective patient-soignant, que ce dernier soit médecin, infirmière ou tout autre professionnel de santé concerné par le soin. Dans une recherche réalisée en 2015 auprès de 1291 répondants de 23 facultés de médecine francophones, les auteurs ont démontré que les concepts et principes de la RSS étaient mal connus par les différents répondants et que l’information et la sensibilisation devaient être poursuivies et renforcées auprès des acteurs « intra-muros » et « extra-muros » (intervenants politiques, société civile…) des facultés de médecine [7].

Dès lors, il nous a paru essentiel de développer une réflexion spécifique sur les liens entre la RSS et les pratiques de proximité des professionnels de santé, notamment au niveau « micro », celles qui sont au centre de l’interaction spécifique d’un patient et d’un soignant. Ainsi, qu’en est-il de la pratique quotidienne du clinicien, spécialiste, généraliste, paramédical ou autre soignant s’inspirant des concepts de la RSS ?

thumbnail Figure 1 Les niveaux de soins socialement responsables selon le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC).

Figure reproduite de Buchman et al. [3].

Situations cliniques et responsabilité sociale en santé

Deux vignettes cliniques

Voici deux vignettes cliniques qui permettent d’évoquer certains enjeux et dimensions de la RSS. D’emblée, précisons que les situations proposées ne sont pas exhaustives au point de traduire l’ensemble des familles de situations auxquelles le soignant de proximité est confronté. Mais ce choix, même limité, est instructif, car il nourrit la réflexion sur la manière dont la RSS peut se manifester au niveau micro et permet d’entrevoir les limites et obstacles à un agir socialement responsable de la part des intervenants de proximité.

Suite à la lecture des vignettes, il est suggéré aux lecteurs, avant de poursuivre plus avant, de distinguer par eux-mêmes certaines des attitudes ou actions socialement responsables qui ont été réalisées ou qui auraient pu l’être.

La dame aux douleurs articulaires

Mme Paule Mégée1 est inquiète de ses douleurs articulaires aux mains, de la fatigue qu’elle ressent depuis quelques mois, de sa difficulté à dormir et de son asthme plus difficile à contrôler. Âgée de 48 ans, elle est mariée depuis 23 ans et, selon ses dires, sa vie de couple est plus tendue depuis la dernière année. Elle a peur d’être obligée d’arrêter de travailler, elle qui est couturière. Elle s’est enfin décidée à consulter un médecin. Elle a plusieurs questions et préoccupations.

Assise dans le cabinet du clinicien, elle se présente et dit qu’elle a préparé quelques questions, mais le praticien l’interrompt : « Attendez un peu avec vos questions, Madame ». Puis, il procède à un questionnaire minutieux et un examen physique attentif. Songeant à la possibilité, quoique limitée, d’une maladie auto-immune (par exemple, une polyarthrite rhumatoïde), il demande un panel complet d’examens de laboratoire et d’imagerie, fait des suggestions à la patiente pour réduire ses douleurs dans l’attente des résultats des tests et lui dit de reprendre rendez-vous, une fois les examens effectués.

Une fois sortie du cabinet, Mme Mégée se rend compte qu’elle a oublié de parler de son asthme et de son insomnie.

Pour le médecin, c’est la fin de sa journée de consultation. Il reprend la lecture de son journal du matin qui, à la une, aborde la persistante vague de chaleur associée à l’accroissement de la pollution atmosphérique urbaine et les immenses feux de forêt en périphérie, des faits inédits pour la région…

Le monsieur âgé aux problèmes de santé multiples

M. Bakary Damadou1, 73 ans, consulte au centre de santé de son quartier pour le suivi de sa santé. Il s’agit d’un homme maigre arrivé au pays il y a plus de cinq ans, vivant seul, divorcé sans enfants et souffrant d’hypertension ainsi que de séquelles de tuberculose ancienne et d’une dyspnée qui semble progresser chez ce fumeur. Il maîtrise encore mal la langue de son nouveau pays.

La personne préposée à l’accueil murmure à sa collègue : « Encore un de ces immigrés qui envahissent nos services ».

La médecin Fatima Alami1 reçoit chaleureusement M. Damadou et passe en revue avec lui s’il a des points spécifiques qui l’inquiètent ce jour : « Non, rien de particulier… ». Elle procède à l’évaluation de l’évolution de ses problèmes médicaux ; en l’occurrence, il s’agit ici de valider la justesse de la dose de l’antihypertenseur face aux chiffres tensionnels des dernières semaines et d’examiner l’impact des aérosols prescrits pour sa bronchite chronique. Vers la fin de l’entretien, elle lui demande : « Comment se passent vos journées, M. Damadou ? » − « Ah je suis bien seul, mais que voulez-vous, à mon âge on n’intéresse plus personne… ».

La Dre Alami suggère à M. Damadou de rencontrer Mme Majda Kamal1, l’infirmière qu’il connaît déjà depuis des visites précédentes. Cette dernière l’accueille avec chaleur et, à sa demande, valide son utilisation de l’aérosol-doseur, dont il se plaint de l’inefficacité. Elle en profite pour le convaincre de l’avantage d’utiliser un espaceur (aérochambre) pour une meilleure rétention de la médication dans ses poumons ; « Mais pourra-t-il en acheter un ? », se demande-t-elle. Sachant que M. Damadou demeure seul, elle évalue certains autres risques à sa santé. Ainsi, elle lui demande de montrer la semelle de ses sabots pour vérifier si elles sont glissantes. Elle lui recommande de se faire vacciner contre l’influenza, mais il n’y croit pas. Elle décide de ne pas reparler, pour l’instant, du tabac.

Percevant une tristesse certaine, elle aborde ce point ; le patient discute de sa solitude. Elle lui suggère une ressource communautaire qui inclut des membres qui proviennent du même pays que lui et, pour assurer le lien, elle communique sur-le-champ avec la personne-ressource. Par ailleurs, elle lui mentionne qu’elle va, s’il est d’accord, demander à l’assistante sociale de le contacter.

Que pouvons-nous déduire de ces vignettes ? Quelles questions soulèvent-elles ? Quels retours socialement responsables ont-elles provoqués ou auraient-elles dû provoquer ?

Des questions en lien avec les actions du professionnel de santé

La posture du professionnel peut être décisive dans l’accompagnement des patients, car améliorer la qualité des soins suppose de s’interroger sur la manière dont le patient est reçu, soigné et accompagné. Dans ces exemples, la connaissance de soi, de sa propre culture, le sens que l’on donne à son métier peuvent avoir des incidences sur la façon dont le praticien répond aux demandes et besoins du patient. Ainsi, l’un des premiers enjeux de la responsabilité sociale est de promouvoir chez les intervenants des attitudes empathiques susceptibles de renforcer la sensibilité aux personnes souffrantes, attitudes qui ne sont pas innées, mais portées par la formation. Celles-ci supposent une bonne compréhension de l’environnement, la réduction des préjugés, la modification du regard sur l’autre, mais aussi sur soi, permettant d’apporter des réponses qui ne soient pas dogmatiques ou techniques. De même, face à des patients qui proviennent d’horizons différents en termes d’âge, de sexe, de catégorie sociale, de zones géographiques, les professionnels de santé sont encouragés, sans pour autant faire de culturalisme, à repérer les différences culturelles parce que celles-ci peuvent avoir des impacts sur la justesse de l’évaluation de la situation, du diagnostic clinique, des recommandations d’action ou de traitement, et donc sur le bien-être du patient, sa satisfaction − ou non – de la consultation et son adhésion − ou non – au traitement suggéré.

Toutefois, si l’accent doit être mis sur la posture du professionnel de santé, ceci ne doit pas masquer l’importance des déterminants de la santé. Comment le praticien dans son quotidien peut-il agir pour favoriser la santé des populations pauvres et vulnérables, pour impulser la réduction des inégalités sociales ? Comment doit-il se positionner par rapport aux situations de soins et aux types d’activités soignantes ? Quelles sont les conduites les plus appropriées au service du changement ?

Ainsi, une mise en perspective et une vigilance doivent être particulièrement portées à ce qui ne figure pas spécifiquement dans les vignettes, en l’occurrence aux macro-déterminants ou structures lourdes qui influencent la consultation et surtout la vie quotidienne des gens (le contexte et les problèmes environnementaux, climatiques, géopolitiques, migratoires, économiques ou encore ceux liés à l’évolution rapide des technologies de l’information et de la communication ; la force des firmes pharmaceutiques, la pratique libérale de la médecine, le marché des assurances…). Le professionnel de santé est souvent exposé à une série de situations qui ne relèvent pas de la rationalité thérapeutique, mais de questions sociales. Ces dernières requièrent des compétences habituellement délaissées dans les formations. Pourtant, les questions sociales engagent des réponses normatives sur des problèmes sociaux et moraux touchant la famille, la sexualité, la culture, la précarité, réponses qui engagent l’avenir du patient et de la société. Elles peuvent être regroupées sous le vocable de « questions vives de société ».

Des questions vives de société

Une question vive porte sur un enjeu de société, la vivacité en question, à laquelle le praticien est directement confronté dans sa pratique [8], comportant elle-même des degrés différents. Par exemple, certaines questions sont émergentes (médecine génétique, prédictive, changement climatique), d’autres sont latentes ou récurrentes (mortalité maternelle et infantile), d’autres sont passées sous silence (avortement) ou « négligées » (santé mentale, handicap, populations précarisées, etc.).

Des questions « négligées »

Présentes partout dans le monde, les questions négligées des systèmes de santé ont en commun une série de propriétés et correspondent à des préoccupations réelles des usagers qui s’en plaignent de façon récurrente (corruption dans les services publics, fraude et mystification autour de la santé, code de la santé absent ou en cours d’élaboration, impunité face aux erreurs médicales, etc.).

De même, dans les pays à ressources limitées, les problèmes criants d’accès aux soins, les chiffres alarmants reflétant la mortalité maternelle et infantile s’invitent dans le quotidien des praticiens ; ceci, sans omettre le défi de la pénurie de soignants et la migration de ceux-ci vers les zones économiquement plus rentables, situations qui ont des impacts directs sur la capacité au niveau micro de prendre en charge toute une série de problèmes de santé simplement par manque de disponibilité ou d’effectifs de soignants.

Des questions complexes et moralement confuses

Ces questions placent le professionnel dans des situations inconfortables, tiraillé entre les exigences de savoir/de devoir/de pouvoir. C’est le cas, par exemple, lorsque le praticien est témoin d’injustices dans l’accès aux soins, de négligences, de violences « dures » ou « molles », de maltraitance faite aux femmes ou aux enfants, de situations insuffisamment prises en compte (douleur), etc.

Des questions éthiques

Dans le contexte fortement évolutif des pays développés, l’accompagnement des malades en fin de vie et notamment la question de l’euthanasie, le suivi de patients souffrant de maladies chroniques ou ayant subi une transplantation, la multiplication des polypathologies liées au grand âge sont autant de situations qui requièrent des prises de responsabilité qui, non codifiées, sont laissées à l’appréciation du praticien, nécessitant la systématisation d’une réflexion éthique pluridisciplinaire face à ces situations désormais de plus en plus fréquentes.

Des questions en lien avec les urgences sociales

Le professionnel de santé est aussi souvent confronté à des situations d’urgence sociale qu’il doit gérer : maltraitance de mineurs ou majeurs vulnérables, violence conjugale, précarité, maintien à domicile d’une personne âgée, dépendances à des substances psychoactives, handicaps diversifiés, pathologies chroniques, accidents de travail d’employés précaires, indigents. Toutes ces situations mettent en relief la mission sociale du professionnel de santé, qui suppose au-delà des réponses curatives d’œuvrer à ce que le patient, quel qu’il soit, puisse bénéficier de ses droits, notamment du droit à la santé. Elles supposent de prendre le parti de s’occuper des plus démunis, de développer un esprit de mission qui refuse la fatalité, de tenter de gérer cette dimension sociale en mettant l’accent sur des actions de prévention, la continuité des soins et le suivi, de se constituer un réseau d’adresses et de partenaires de bonne volonté, animés des mêmes intentions et susceptibles de chercher les solutions les plus efficaces pour faire bouger les lignes.

Quelles réponses socialement responsables en santé sont attendues des intervenants ?

Comment le professionnel de santé peut-il répondre aux questions et défis soulevés précédemment ? Il est difficile de ne pas lier la RSS à la justice sociale et ainsi à une vision holistique de la santé des individus et communautés, vision qui intègre la nécessité de tenir compte, à la fois, des déterminants biologiques et sociaux pour favoriser le recouvrement, le maintien et l’amélioration de la santé des gens et des communautés. Alors, quand et comment le praticien de terrain devrait-il agir pour respecter une approche socialement responsable ? C’est ce que nous allons explorer ci-après en suggérant des pistes d’action, nullement exhaustives ni prescriptives, mais proposées pour réflexion et débat.

Lors de la pratique clinique en cabinet ou centre de santé, dans un service hospitalier ou en consultation externe

Comme l’illustrent les vignettes, le professionnel de santé compétent fait appel à son expertise professionnelle pour identifier correctement les différents problèmes de santé qui peuvent affecter la personne qui le consulte [9]. Pour ce faire, un agir socialement responsable en santé lui dictera d’être précis dans son évaluation, prudent dans ses investigations et ses recommandations de traitement, afin de suggérer celles qui sont réellement judicieuses. Ainsi, en est-il, par exemple, de la nécessité de bien identifier chez Mme Mégie, par une démarche clinique réfléchie et adaptée, la présence éventuelle d’une polyarthrite rhumatoïde aux conséquences potentiellement sévères si elle est mal identifiée et traitée ; une telle démarche est aussi nécessaire pour le suivi de l’hypertension, de la tuberculose ancienne et de la maladie pulmonaire de M. Damadou. Savoir exercer avec un souci de qualité dans un contexte où les besoins des patients ont évolué est déjà un premier pas pour se réclamer de la responsabilité sociale.

Le professionnel de santé compétent aura mis à l’aise ses patients par un accueil chaleureux et ses habiletés communicationnelles (questions ouvertes, écoute active, reflets empathiques…) [10]. Malheureusement, plusieurs intervenants, comme ici pour Mme Mégée, utilisent encore une approche directive laissant peu de place aux patients pour exprimer leurs attentes, leurs émotions et les répercussions des problèmes de santé sur leur vie. Or, la littérature démontre que le recours à un professionnel de santé est très souvent en lien direct ou indirect avec des inquiétudes, des inconforts affectifs ou des problèmes psychosociaux. Il est donc important, pour la précision des investigations ainsi que pour l’adhésion des patients aux recommandations, que le praticien dispose d’habiletés communicationnelles susceptibles de construire un véritable dialogue et un partenariat constructif.

Par ailleurs, plusieurs déterminants sociaux influencent la santé et peuvent avoir pour conséquence de la détresse psychologique, du stress et des maladies (niveau d’éducation, pauvreté, invalidité, environnement physique toxique, violence domestique et sociale…) [1113]. Ainsi, pour Mme Mégée, le médecin a œuvré pour établir un diagnostic médical, mais a négligé une évaluation de la situation de vie de cette patiente, situation pouvant influencer son bien-être (difficultés financières, tensions de couple, salubrité du logement et de l’environnement…).

La posture du professionnel de santé est liée, elle-aussi, à la responsabilité sociale : elle questionne le choix du métier et les représentations que le praticien lui accorde. Elle nous rappelle que les professions de santé ne sont pas des professions comme les autres, qu’elles sont plus que des métiers : elles sont socialement indispensables. Elles contiennent dans leur « ADN » un rôle de pourvoyance, le besoin structurel de s’occuper d’autrui, le souci de l’autre.

La deuxième vignette illustre, elle-aussi, le fait que la pratique clinique doit aller au-delà du « simple » diagnostic clinique et du traitement, et inclure une évaluation plus globale de la situation de vie de la personne qui consulte, ainsi que des interventions de prévention des maladies/accidents et de promotion de la santé. De plus, les difficultés de M. Damadou mobiliseront la compétence à collaborer de son médecin. En effet, les problèmes médicaux et sociaux de ce patient d’origine modeste issu de l’immigration nécessitent la collaboration d’intervenants divers, professionnels et communautaires. La capacité à travailler en équipe est un incontournable pour le praticien de santé.

Ces partenariats attendus, respectant les valeurs et attentes des gens et des communautés, illustrent que la RSS implique non pas un professionnel de santé solitaire et atomisé, mais un acteur de santé dont les actions font écho aux actions des autres partenaires et sont menées en convergence pour faire bouger les lignes.

Lors d’actions socialement responsables en santé à partir de son cabinet ou centre de santé, du service hospitalier ou en consultation externe

Ce qui a été illustré et discuté dans les paragraphes précédents détaillait la pratique attendue des praticiens selon les codes de déontologie, les recommandations de multiples leaders de santé et les formations reçues dans plusieurs des institutions de formation des personnels de santé à travers le monde. Il serait ainsi non socialement responsable pour l’intervenant de santé de ne pas chercher à respecter les attentes actuelles de la profession et du public. Mais, est-ce vraiment être socialement responsable en santé que de s’en tenir à ces exigences de base ? N’y a-t-il pas d’autres attitudes et actions que devrait accomplir le professionnel de santé ?

Une des réponses à ces interrogations est qu’effectivement il y a des actions complémentaires à accomplir. Ainsi, lors de sa pratique quotidienne, le professionnel de santé peut s’efforcer d’identifier les déterminants sociaux majeurs qui ont une incidence sur la santé de ses patients et de leurs proches, et tenter d’agir pour en réduire les impacts négatifs [6]. Il devrait donc être conscient et informé de la nature de ces déterminants. Ainsi, si nous revenons à la vignette de M. Damadou, il nous est possible d’identifier comme déterminants sociaux aux effets négatifs, entre autres, l’isolement social, le statut de migrant, la pauvreté.

Certes, le professionnel de santé ne peut tout faire par lui-même, ni être tout, pour tout le monde, pour tous leurs maux. Par contre, il a plusieurs options d’intervention [5,6] :

  • dépister et identifier l’influence d’un ou de plusieurs déterminants sociaux sur la santé des patients (d’où la pertinence d’inclure l’anamnèse sociale à la collecte de données) ;

  • lorsque c’est possible et pertinent, informer et/ou agir lui-même en partenariat avec le patient et/ou la communauté ;

  • mettre le patient et/ou ses proches en lien avec d’autres intervenants professionnels ou communautaires ;

  • collaborer/soutenir des projets professionnels et/ou communautaires visant à réduire les impacts négatifs de certains déterminants sociaux de la santé ;

  • réaliser des plaidoyers et autres initiatives au sujet d’orientations jugées prioritaires pour améliorer la santé des gens et des communautés (par exemple : protection de l’environnement, accessibilité universelle aux soins, accueil des migrants).

Un autre exemple d’intervention quotidienne du professionnel de santé est le repérage des moyens économiques des patients par une simple question posée avec chaleur et délicatesse : « Avez-vous parfois de la difficulté à joindre les deux bouts à la fin du mois ? » [14,15]. Selon la réponse, le praticien pourra ajuster ses recommandations et traitements en fonction des moyens estimés, et/ou mettre cette personne en contact avec une des organisations communautaires ou associations venant en aide aux personnes démunies.

En agissant sur les attitudes de l’équipe et l’environnement du cabinet ou centre de santé, du service hospitalier ou en consultation externe

Si le praticien et son équipe de soins souhaitent accueillir les gens avec empathie, quels que soient leurs âge, sexe, niveau d’étude, degré de richesse, appartenance à diverses cultures, ils doivent prêter attention aux perceptions et aux représentations à la fois du soignant sur le soigné, mais aussi du soigné sur le soignant. Ainsi, certains patients pourraient être gênés ou craindre d’être mal perçus, hésiter ou encore éviter de consulter ou d’accepter des soins requis pour leur santé [1618]. Par exemple, comment une adolescente de condition modeste qui traverse de graves difficultés sociales et économiques peut-elle se sentir face au professionnel de santé davantage nanti ? De même, face à la différence, le professionnel de santé peut avoir tendance à une catégorisation rapide qui peut nuire à une alliance thérapeutique souhaitée. Évidemment, les impacts sur les échanges thérapeutiques sont variables selon les pays, les acteurs, les situations, mais tous les professionnels de santé et leurs équipes de soin devraient se questionner sur la manière dont les populations indigentes ou défavorisées, les groupes marginalisés (ethnies, femmes, orientations sexuelles minoritaires, pauvres, handicapés, migrants, etc.) les perçoivent. Cela suppose une vigilance soutenue sur les attitudes à modifier sur eux-mêmes et sur les actions à réaliser pour lever les barrières nuisant à l’accès aux soins ou encore pour atteindre les personnes en besoin qui se réfugient au cœur de leur propre communauté (nécessité de « reaching out »). Dans le cadre de la responsabilité sociale, trouver des solutions à ces enjeux requiert du professionnel de santé qu’il se penche sur l’importance des représentations culturelles des patients qui relèvent de logiques symboliques, mais aussi de ses propres représentations normatives issues de sa formation professionnelle et de son éducation personnelle. Humilité, créativité, ouverture et capacité d’aller vers l’autre, même différent de soi, font partie des qualités souhaitées qu’une formation adaptée à la RSS peut encourager.

Discussion

Finalement, le praticien, face aux obstacles et aux interrogations qu’il rencontre dans son exercice, est forcé de penser aux enjeux de société et aux questions sociales. En effet, le patient et ses proches se révèlent avec leurs valeurs, leur biographie, leur entourage et leurs problèmes sociaux, pour lesquels l’accompagnement du professionnel de santé exige des actions qui vont au-delà du schéma biomédical traditionnel. C’est donc en réponse à ces défis que doivent se mobiliser la RSS du praticien et en découler un élargissement et un renforcement de son périmètre d’action. Car sa RSS peut se cantonner à un niveau déclaratif qui ne porte que sur les valeurs et les intentions, ou tendre vers un niveau adaptatif de mise en œuvre concrète (ce que nous avons tenté d’illustrer). Par contre, le niveau synergique où elle serait vécue par tous les acteurs reste à construire [19].

En effet, à quels défis les professionnels de santé sont-ils prêts à répondre ? Comme l’écrivaient Ritz et al., il est important pour que la RSS atteigne son potentiel que « nous nous forcions à une conscientisation critique des idéologies informant nos pratiques, les façons dont nous bénéficions du présent ordre social (c’est-à-dire : nos privilèges) et des façons par lesquelles nous sommes complices du maintien du statu quo » [16] (p. 155, traduction personnelle). Le professionnel de santé se doit donc de développer sa réflexivité, d’accroître sa sensibilité aux vécus des autres et au sien propre, renforcer sa capacité d’empathie, être attentif aux enjeux sociaux, cultiver la flexibilité et l’humilité, et être prêt à modifier ses pratiques lorsque cela est pertinent [20].

Si la RSS se cantonne à promouvoir de bonnes pratiques, elle court le risque de se retrancher dans son propre champ d’activité disciplinaire et de produire ce que Edgar Morin qualifie « d’intelligence aveugle », celle qui ne cerne pas le sens profond qu’elle induit et qui ne transforme rien [21]. Pour cela, les pistes de réflexion proposées dans ce texte méritent d’être approfondies à des fins de modélisation pour l’ensemble des professionnels de santé et des autres détenteurs d’enjeux (gestionnaires, patients, citoyens).

Un groupe de travail sur la formation à la RSS du Réseau international francophone pour la responsabilité sociale en santé (RIFRESS) travaille actuellement sur ce thème et se propose de réaliser une première validation de ses propositions en lien avec la RSS au niveau micro (clarification de la définition de la RSS, manifestations attendues d’un professionnel de santé socialement responsable) pour, par la suite, œuvrer à mobiliser un large consensus autour des concepts de la RSS au niveau micro, celui de l’intervenant de proximité [22].

Ces réflexions et débats sont importants dans la mesure où plusieurs institutions de formation des personnels de santé dans le monde souhaitent « former » leurs étudiants à la RSS. Pour tout projet pédagogique basé sur la stratégie d’une approche par construction de compétences, il est requis d’élaborer un référentiel décrivant les compétences attendues et leurs manifestations, éléments nécessaires pour choisir les stratégies d’enseignement et d’apprentissage appropriées [23]. Or, bien qu’il soit évident que des connaissances et certaines habiletés (par exemple : définition, enjeux, déterminants sociaux de la santé ; réalisation de plaidoyers, interaction avec les communautés) doivent être acquises, l’un des points majeurs pour que les futurs professionnels de santé deviennent des intervenants socialement responsables est probablement qu’ils intègrent dans leur identité de professionnel la valeur « RSS », c’est-à-dire que cela fasse partie des principes constitutifs de leur agir professionnel. Or, pour atteindre un tel objectif, les institutions de formation devront innover et prévoir des cursus longitudinaux incluant, entre autres, des mises en situation et des exercices de réflexion en lien avec la RSS. En ce sens, l’expérience des promoteurs d’une formation au professionnalisme est révélatrice [20]. Si Cruess et al. ont, durant les années 1990, mis l’accent sur l’acquisition de connaissances et de certaines habiletés, ils ajoutent aujourd’hui que le professionnalisme s’acquiert et se développe de façon concomitante à la maturation de l’identité professionnelle. Selon eux, il s’agit surtout de viser « être » professionnel (« being ») plutôt que « faire » du professionnalisme (« doing »), un parallèle pertinent pour l’acquisition de la RSS chez les futurs professionnels de santé.

Il faut souligner qu’au cours des dernières décennies, la formation des professionnels de santé a beaucoup évolué, tant au niveau des stratégies d’enseignement et d’apprentissage que du contenu des programmes. Ainsi, une formation à la communication/relation patient-professionnel de santé [10], des efforts en vue d’un agir professionnel [20], l’apprentissage de l’« approche centrée sur le patient » [24] et la sensibilisation aux déterminants sociaux de la santé [11] sont maintenant pris en compte dans la majorité des cursus en sciences de la santé. La RSS sous-entend l’intégration de ces savoirs et apprentissages, tout en militant pour que l’on favorise dans les faits un accès pour tous à des soins de santé de qualité, que l’on s’attaque aux inégalités sociales des patients et que l’on prenne fait et cause pour une réduction des facteurs sociaux et environnementaux nuisant à la santé des gens et des communautés.

Les professionnels de santé, les formateurs et toutes les autres parties prenantes doivent débattre des enjeux de la RSS au niveau micro, de ce qui peut, d’une façon réaliste, être attendu de tous les professionnels de santé et de prévoir des stratégies d’enseignement et d’apprentissage propres à favoriser, chez le futur professionnel de santé, une intériorisation de la valeur « RSS », intégrée aux valeurs identitaires des professions de la santé (qualité, excellence, probité, altruisme…).

Conclusion

La RSS est un chemin, un processus, une construction, qui doivent être explorés pas à pas en se penchant sur le sens des souhaits, décisions et actions des uns et des autres, en santé et pour la santé. Les institutions de formation et de recherche en santé, les enseignants et les professionnels de santé eux-mêmes ont, ici, un rôle majeur à jouer − même s’ils n’en ont pas le monopole – en contribuant avec dynamisme, engagement et créativité aux orientations et activités de formation et de recherche en lien avec la RSS. Quelques pistes de réflexion sur les cibles d’action et le comportement espéré d’un professionnel de santé socialement responsable sont proposées. Ainsi, ce dernier doit adéquatement communiquer/dialoguer et collaborer avec les patients, leurs proches et les autres intervenants. En plus, face aux enjeux sociaux influençant la santé, il se doit d’agir, d’informer, de mettre en lien les uns souffrant avec les autres qui peuvent les aider. Il doit aussi participer aux plaidoyers et actions pour réduire ou faire disparaître certains obstacles sociaux à la santé des individus et communautés. Pour ce faire, il doit aussi être prêt à évaluer et, au besoin, à modifier ses pratiques et son environnement. Évidemment, les discussions doivent se poursuivre sur les actions et manifestations attendues d’un professionnel de santé socialement responsable, afin de clarifier les finalités que devraient viser les institutions de formation. Beaucoup de courage et d’action seront nécessaires pour atteindre une justice sociale en santé, ce qui devrait être une responsabilité individuelle et collective de l’ensemble des professionnels en santé et des institutions de formation des professionnels de santé.

Contributions

Bernard Millette a proposé le thème de l’article et un premier projet, puis les quatre auteurs (Marie Cauli, Sanaa Merimi, Dominique Pestiaux et Bernard Millette) ont solidairement collaboré à l’écriture et révisé les versions successives et la version finale du manuscrit.

Approbation éthique

Non sollicitée, car sans objet.

Liens d’intérêts

Aucun auteur ne déclare de conflit d’intérêts en lien avec le contenu de cet article.

Références

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1

Les noms des personnages des vignettes sont fictifs pour préserver l’anonymat des patients et des professionnels qui les ont inspirées.

Citation de l’article : Millette B., Cauli M., Merimi S., Pestiaux D. Praticiens de terrain et responsabilité sociale en santé : enjeux et attentes. Pédagogie Médicale 2019:20;187-194

Liste des figures

thumbnail Figure 1 Les niveaux de soins socialement responsables selon le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC).

Figure reproduite de Buchman et al. [3].

Dans le texte

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