Numéro |
Pédagogie Médicale
Volume 24, Numéro 1, 2023
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Page(s) | 7 - 18 | |
Section | Recherche et Perspectives | |
DOI | https://doi.org/10.1051/pmed/2022034 | |
Publié en ligne | 22 février 2023 |
Apprendre en inter-professionnalité à partir de l’expérience de patients-mentors
Inter-professional learning from the experience of patient-mentors
1
Université Sorbonne Paris Nord, Chaire de recherche sur l’engagement des patients, Villetaneuse, France
2
Université Sorbonne Paris Nord, Laboratoire « Éducations et promotion de la santé » (LEPS – UR 3412), Villetaneuse, France
3
Unité de formation et recherche d’odontologie – Université de Paris, Paris, France
4
Hôpital universitaire Robert Debré, Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Paris, France
5
Faculté de pharmacie, Université de Paris, Paris, France
6
Université Sorbonne Paris Nord, Département de sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), Campus de Bobigny, Bobigny, France
7
Institut de formation en sciences infirmières (IFSI) Avicenne-Jean Verdier, Centre de la formation et du développement des compétences (CFDC), Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Paris, France
8
Université Sorbonne Paris Nord, Chaire de recherche en sciences infirmières, Villetaneuse, France
9
Institut de formation en masso-kinésithérapie (IFMK), Centre de la formation et du développement des compétences (CFDC), Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Paris, France
10
Institut de formation en masso-kinésithérapie (IFMK), École Assas, Paris, France
11
Université Sorbonne Paris Nord, Département universitaire de médecine générale (DUMG), Villetaneuse, France
12
Centres municipaux de santé universitaire, Pantin, France
13
Centre européen d’enseignement supérieur de l’ostéopathie (CEESO), Paris, France
* Correspondance et offprints : Olivia GROSS, Université Sorbonne Paris Nord, Unité de formation et recherche de santé médecine et biologie humaine, 74 rue Marcel Cachin, 93000 Bobigny, France. Mailto : olivia.gross@univ-paris13.fr.
Reçu :
1
Août
2022
commentaires éditoriaux formulés aux auteurs le 19 octobre et le 23 novembre 2022
Accepté :
24
Novembre
2022
Contexte : Les curriculums informels et cachés ainsi que le paradigme positiviste expliquent en partie la baisse de l’empathie observée auprès des étudiants en santé. Ils génèrent aussi des injustices épistémiques qui s’exercent sur les patients mais aussi entre professionnels de santé. Un programme interprofessionnel mobilisant des patients-mentors a été mis en place dans le cadre de la formation initiale d’étudiants en santé pour améliorer cet état de fait. Objectif : Il s’agissait d’évaluer s’il permettait d’atteindre cet objectif et d’en caractériser les mécanismes explicatifs afin de repérer les ingrédients actifs du programme. Méthodes : Quarante-cinq étudiants en santé issus de six filières de formation différentes ont été réunis en petits groupes à quatre reprises avec un patient-mentor. L’étude qualitative a mêlé entretiens individuels et collectifs et réponses écrites à un questionnaire. Résultats et discussion : Ces rencontres ont opéré comme l’élément déclencheur à la base d’apprentissages transformationnels. Les étudiants ont pris conscience de certains de leurs préjugés et de leurs limites, ce qui devrait favoriser des relations plus horizontales avec les patients et avec les autres professionnels de santé. L’autogestion des groupes, le fait que le nombre de participants à ces groupes soit relativement réduit, les rencontres multiples avec un patient en dehors des soins, les thèmes de discussion suggérés, ont permis l’actualisation des mécanismes d’apprentissages. Ces derniers renvoient à la décentration, à l’humilité, au non-jugement et à la proximité qui se sont actualisés dans ces groupes. Le développement de pensées autonomes et la prise en compte de leurs propres ressentis peuvent être vus comme des effets intermédiaires. Les effets finaux portent sur l’élaboration de savoirs incarnés au niveau de l’approche centrée sur le patient et sur un sens de responsabilité accru. Ces deux dimensions se manifestent par de nouvelles résolutions et de nouvelles pratiques professionnelles. Conclusion : L’étude permet d’expliquer les processus d’apprentissages des étudiants dans le cadre des programmes de cet ordre. Mais aussi, elle témoigne du fait que des apprentissages transformationnels sont encore possibles à ce stade de leurs études.
Abstract
Context: Informal and hidden curricula as well as the positivist paradigm partly explain the decline in empathy observed among health students. They also generate epistemic inequities that are exerted on patients but also between health professionals. An interprofessional program involving patient-mentors was set up as part of the initial training of health students to improve this situation. Objective: The aim was to assess whether it made it possible to achieve this objective and to characterize the explanatory mechanisms in order to identify the active ingredients of the program. Methods: Forty-five health students from six different training courses were brought together in small groups on four occasions with a patient-mentor. The qualitative study combined individual and group interviews as well as written responses to a questionnaire. Results and discussion: These meetings acted as a trigger for transformational learning. The students became aware of some of their prejudices and limitations, which should foster more horizontal relationships with patients and other health professionals. The self-management of the groups, the fact that the number of participants in these groups was relatively small, the multiple encounters with a patient outside of care, and the suggested themes for discussion, enabled the updating of learning mechanisms. The latter refer to decentration, humility, non-judgment and closeness which were actualized in these groups. The development of autonomous thinking and the consideration of their own feelings can be seen as intermediate effects. The final effects are the development of embodied knowledge of the patient-centered approach and an increased sense of responsibility. Both dimensions are manifested in new resolutions and new professional practices. Conclusion: The study explains the learning processes of the students in teaching of this order. But it also shows that transformational learning is still possible at this stage of their studies.
Mots clés : apprentissages interprofessionnels / apprentissages transformationnels / injustices épistémiques / savoirs incorporés
Key words: interprofessional education / epistemic injustices / incorporated knowledge / transformational learning
© SIFEM, 2023
Introduction
Contexte
Les apprentissages qui concourent à la construction des compétences des professionnels médicaux et paramédicaux sont élaborés à partir de multiples ressources (savoirs, savoir-faire et savoir-être) dont certaines échappent à la maîtrise des enseignants ou s’acquièrent en dehors du cadre formel d’enseignement. Le curriculum formel se complète en effet d’un curriculum informel et d’un curriculum caché, qui émergent des différentes interactions sociales et professionnelles et renvoient à des influences d’ordre culturel [1]. Ces curriculums expliquent la reproduction de certains comportements, de certains schèmes de pensée, de génération en génération d’étudiants, en dépit d’un contexte social changeant et d’avancées scientifiques et conceptuelles qui rendent obsolètes certaines manières de penser et d’agir. C’est en particulier le cas d’attitudes peu chaleureuses dans les relations de soins [2] que les étudiants s’approprient comme étant de la bonne médecine [3], alors que les patients plaident pour davantage d’empathie [4].
Ainsi, dans le cadre de la relation soignés/soignants, les référentiels du moment (approche centrée sur le patient, approche holistique, décision partagée, …) sont en conflit avec certains référentiels qui ne relèvent pas forcément tous exclusivement du curriculum caché mais qui reflètent aussi l’influence dominante du paradigme positiviste sur les curriculums formels (la valeur supérieure de l’expertise professionnelle, l’irrationalité des malades, le lien présupposé entre une vulnérabilité physique ou sociale et une vulnérabilité cognitive,…). Et c’est ainsi que l’approche centrée sur le patient se retrouve brouillée par des messages contradictoires [5] et que la parole des patients est coupée au bout de 23 secondes [6]. Minimiser la parole des patients, penser qu’ils ne sont pas en mesure de décider pour eux-mêmes ou discréditer leur faculté de compréhension sont autant d’attitudes qui relèvent d’injustices épistémiques [7]. Ces injustices ne concernent pas que les patients, même si elles sont plus présentes à leur encontre [8]. Elles peuvent également concerner les soignants des autres filières de santé car, n’apprenant pas ensemble, les étudiants des différents cursus ne se côtoient que de loin, ce qui ne peut que générer des représentations réciproques erronées des uns à l’égard des autres, non propices aux bonnes relations interprofessionnelles. De plus, ces relations restent envisagées de manière hiérarchique, de sorte que, même quand l’interprofessionnalité fonctionne, force est de constater qu’elle a tendance à s’organiser indépendamment du patient, alors que différents modèles pointent l’importance de l’associer à l’équipe de soins [9]. Ceci finit également par renforcer des injustices épistémiques puisque dans ce cadre, la parole et les savoirs des patients restent réservés à des sollicitations limitées, principalement d’ordre confirmatoire.
Cet état de fait invite à faire en sorte que les étudiants développent des apprentissages transformationnels [10] susceptibles de les aider à reconsidérer leurs idées et leurs attitudes. Mais, bien que certains auteurs plaident en ce sens [2,11], on peut se demander s’il n’est pas trop tard pour agir quand les étudiants sont en fin de cursus, compte-tenu de la priorité accordée pendant leurs études aux gestes professionnels, plutôt qu’à « l’être » professionnel [12].
Objectifs
Cet article vise à décrire et discuter un programme d’enseignement interprofessionnel qui a été mis en place en fin de formation initiale afin d’engager les étudiants en santé dans des apprentissages transformationnels. Celui-ci, initié par un laboratoire de recherche (Laboratoire Éducations et Promotion de la Santé – LEPS-UR3412), est largement inspiré de programmes nord-américains [13,14] lors desquels des petits groupes d’étudiants se réunissent à plusieurs reprises pour échanger entre eux et avec un patient, appelé « patient-mentor ». Si ces programmes remportent l’adhésion des étudiants, les études évaluatives restent rares, comme pour le reste des formations où sont impliqués des patients [15]. Deux seulement ont pu être retrouvées, provenant de la même équipe, qui se rapportaient aux attitudes des étudiants vis-à-vis de l’interprofessionnalité [16,17].
Il restait nécessaire de mieux comprendre les apprentissages que mobilisent ou pas les étudiants lors de ce type d’enseignement car les travaux visant à déconstruire les curriculums invitent à se focaliser sur les apprentissages des étudiants plutôt que sur les enseignements [18]. Nous entendions aussi répondre au manque de soubassements théoriques de ce type de programme [15]. Les objectifs de cette étude étaient donc les suivants : 1) évaluer les effets du programme au regard des objectifs visés (améliorer la justice épistémique vis-à-vis des patients et des autres professionnels, la mise en œuvre d’une approche centrée sur le patient et l’empathie des étudiants ; 2) caractériser les mécanismes explicatifs des effets et 3) repérer les ingrédients actifs du programme afin d’en faciliter la diffusion.
Méthodes
Cadre conceptuel : soubassements théoriques du programme pédagogique
Le diagnostic de situation précédemment exposé a conduit à proposer d’implanter dans le contexte français un programme pédagogique dit EXPAME (pour Expérience Patient MEntor), fortement inspiré par un programme d’origine canadienne [14]. L’hypothèse qui a prévalu était qu’EXPAME pouvait générer des apprentissages transformationnels [10]. Ces derniers se caractérisent par la modification de référentiels obsolètes au vu de leur inadéquation avec la résolution des problèmes rencontrés sur le terrain. Comme identifié par Mezirow [10], une telle perspective n’est pas sans lien avec le pragmatisme deweysien qui invite à mener des enquêtes collectives pour résoudre les problèmes rencontrés. Dans le cadre d’EXPAME, cela a conduit à mobiliser les expériences vécues (tant des patients que des étudiants). Cela s’est fait au moyen d’une pédagogie narrative [19], basée sur le fait d’être ensemble pour apprendre au moyen de l’écoute des récits des uns et des autres, de l’assemblage des expériences, dans le but que les étudiants s’engagent dans une démarche de réflexion critique sur leurs présuppositions et leurs conséquences, qu’ils s’ouvrent aux perspectives alternatives, jettent un pont entre ce qui est et ce qui devrait être [20], et identifient des nouveaux fonctionnements, plus adéquats. Par conséquent, les critères de succès d’EXPAME renvoyaient à son potentiel transformateur, en particulier sur le plan des rapports épistémiques et au niveau de la mise en œuvre d’une approche de soins empathique et centrée sur les patients.
Modalités pratiques du dispositif curriculaire et pédagogique
EXPAME a été implanté en dernière année de la formation initiale, estimant que les étudiants étaient alors à la veille de travailler ensemble et qu’ils auraient déjà été confrontés lors de leurs stages à des situations-problèmes susceptibles de les rendre réceptifs aux échanges qui allaient avoir lieu. Six disciplines en santé (activité physique adaptée − APA–, infirmiers, kinésithérapie, médecine générale, odontologie, pharmacie), adossées à trois universités différentes (Université de Paris : odontologie, pharmacie ; Université Sorbonne Paris Nord : APA, infirmiers, médecine générale ; Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines : kinésithérapie) se sont associées. Les étudiants ont été recrutés sur la base du volontariat dans le cadre d’une unité d’enseignement optionnelle. Le choix du volontariat reposait sur la volonté de se mettre en cohérence avec le sentiment de contrôle des étudiants sur leurs apprentissages, qui sous-tend le programme. Une fois cette option choisie, leur participation au programme EXPAME participait de la validation de leur cursus.
Les patients-mentors (PM) ont été repérés par l’intermédiaire de « contacts traceurs » (contact tracers) [21], c’est-à-dire par des contacts au sein d’associations locales et nationales ainsi que par l’intermédiaire de patients actifs au sein d’autres projets menés par l’équipe de recherche. Leur recrutement a été mené par la coordonnatrice du programme sur la base de leurs savoirs expérientiels explicites, soit leur capacité à rendre compte de leur expérience de la maladie et des soins [22] ; ont été privilégiés autant que possible les patients confrontés à l’expérience de situations complexes, entremêlant des difficultés psychosociales et des problématiques stigmatisées, parfois cumulatives (addiction, troubles psychiatriques, maladies soupçonnées d’être imaginaires, obésité, douleur chronique). Aucun autre critère de sélection n’a été appliqué. Le profil des PM était extrêmement varié, en termes d’âge (de 27 ans à 65 ans), de situations cliniques (maladies psychiatriques et somatiques, situation de handicap), de parcours de soins (institutions, médecine de ville, hospitalière), de rapport aux soins (médecine allopathique, médecine naturelle, degrés d’adhésion aux soins variables), de statut social (cinq sur 12 étaient sans diplôme), d’origine culturelle (quatre sur 12 étaient issus de minorités). Ils étaient rétribués pour leur contribution au taux horaire en vigueur dans l’enseignement.
Lors de la première année du programme sur laquelle porte cette étude, 45 étudiants se sont inscrits (cinq APA, huit dentistes, 12 internes en médecine générale (IMG), 12 infirmiers, quatre kinésithérapeutes, quatre pharmaciens). Douze groupes ont été créés, chacun étant composé de trois ou quatre étudiants issus de différentes filières, et d’un PM. Chaque groupe incluait un IMG et un (e) infirmier (e). Les autres étudiants étaient intégrés autant que possible en fonction de l’importance de leur rôle dans la prise en soins de la pathologie du PM. Il leur était demandé de se rencontrer une fois par mois entre décembre et mars (soit quatre rencontres). Chaque groupe a pu s’autogérer grâce à un guide qui lui a été remis et qui énonçait une liste de thèmes à traiter et de tâches à mener au long des rencontres. Les ordres du jour des réunions ont été construits de manière que les échanges soient de plus en plus horizontaux et interactifs au fur et à mesure des rencontres.
La première réunion a pour thème : « le parcours de vie et de soins du patient-mentor ». Lors de la seconde réunion qui porte sur « les relations de soins et ressources en santé », les étudiants se racontent à leur tour et présentent les raisons qui les ont poussés à choisir leur futur métier. Puis, chacun présente ses expériences positives comme négatives en termes de relations de soins et le groupe identifie les raisons à l’origine de ces appréciations. Le PM expose les types de ressources en santé et de personnes qui ont contribué à l’aider (professionnels, proches, associations de malades…). Chaque étudiant présente le rôle qu’il aurait pu tenir dans ces soins. La troisième réunion est consacrée aux « pratiques de soins ». Chaque membre du groupe parle de son rapport à l’automédication et à la décision partagée. Est ensuite abordé le fonctionnement de l’interprofessionnalité. Le thème principal de la quatrième réunion est celui des : « informations de santé ». Sont traités l’accès aux sources d’informations de santé, la circulation des informations de santé au sein de l’équipe de soins et avec le patient ainsi que les éventuelles questions éthiques que cela peut poser.
Au sein de chaque groupe, des rôles de rapporteur, documentaliste et témoins ont été attribués aux étudiants. Le rapporteur avait la charge de l’organisation des rencontres et des liens avec la coordonnatrice du programme. Le documentaliste était en charge des tâches demandées : il s’agissait principalement de réaliser une frise chronologique de l’histoire de la maladie du PM et une cartographie de son équipe de soins. Ces éléments devaient être revus et validés par le PM. Les deux versions étaient ensuite transmises à la coordonnatrice d’EXPAME afin de s’assurer à distance de la bonne avancée des réunions et de la faculté des étudiants à s’approprier les contributions des PM. Les témoins devaient s’assurer que les thèmes prévus pour chaque réunion étaient traités. Tous les étudiants devaient aussi tenir un journal de bord de manière à garder des traces susceptibles d’enrichir leur réflexivité. Les rencontres se sont déroulées dans l’université de chaque rapporteur lors de la première année du programme, puis là où le désirait chaque groupe lors des années suivantes.
Le guide fourni comporte également des consignes d’ordre déontologique : ne pas délivrer de soins aux patients ou d’avis médical et ne jamais communiquer entre eux sans y associer le PM, la coordonnatrice du programme et l’enseignant référent de leur groupe. La coordonnatrice s’est pliée au même requis. Cela visait à ce que le PM ait accès aux même informations que les autres membres du groupe, quand bien même il n’était pas directement concerné par toutes et à ce que l’équipe pédagogique et de recherche puisse suivre l’avancée du programme.
Méthode de recherche
En fin de programme, des entretiens collectifs semi-structurés ont été menés auprès des étudiants répartis en quatre groupes. Deux chercheurs formés à la technique (la coordonnatrice d’EXPAME et un chercheur indépendant) se sont réparti ces groupes, de manière à s’assurer de l’inter-cohérence des résultats. Ces entretiens ont été le principal matériau de l’étude mais afin de trianguler les données, des recueils de données par entretiens individuels et par questionnaire ont aussi eu lieu. Ces techniques servaient globalement les mêmes objectifs mais visaient, comme il est recommandé de le faire [23] à s’assurer que les résultats soient peu affectés par l’effet « Hawthorne » entre participants. Le questionnaire, dont les réponses ont été recueillies avant les entretiens collectifs, visait à favoriser l’expression dans un cadre plus anonyme. Il reprenait à peu près les mêmes questions que l’outil utilisé pour mener les entretiens collectifs (Q1 : Qu’est-ce que vous avez appris ? Q2 : Quels apprentissages vous seront utiles dans votre vie professionnelle ? Q3 : Comment les utiliserez-vous ? Q4 : Qu’est-ce qui vous a le plus étonné ? Pourquoi ?).
Les entretiens individuels ont été proposés aux trois étudiants n’ayant pu se libérer pour les entretiens collectifs (autrement dit, vierges de toute interaction). Ces entretiens ont également été utilisés afin d’approfondir des notions ayant peu émergé lors des entretiens collectifs (les sentiments ressentis pour le PM et les éventuels éléments déclencheurs avaient été insuffisamment interrogés) et vérifier la saturation des données (en particulier celles portant sur les nouvelles résolutions).
L’analyse des bénéfices du programme et des mécanismes a été guidée par les étapes des apprentissages transformationnels selon Mezirow [20,24] et Cranton [25] (réflexion critique à partir d’un élément déclencheur ; déconstruction ; ouverture aux perspectives alternatives ; acquisition de nouveaux savoirs et compétences ; essais de nouveaux rôles). Aucune donnée n’a été ignorée. Cette étape de la recherche a été menée principalement par la chercheuse principale mais le processus d’analyse a fait l’objet de réunions dédiées avec l’ensemble des chercheurs et enseignants associés au programme, dont la chercheuse indépendante, lors desquelles ils ont eu accès aux retranscriptions des entretiens, aux codages réalisés et à l’interprétation qui leur en était proposée. L’identification des ingrédients actifs du programme découle pour sa part d’une méthode inductive, sur la base des données recueillies lors des entretiens.
Résultats
L’exhaustivité des données a été recherchée. Trente-neuf étudiants sur 45 se sont prêtés aux entretiens collectifs. Ceux-ci ont duré entre 40 minutes et 1 h 30. Trois entretiens individuels de 30 minutes ont été menés auprès des étudiants n’ayant pas participé aux entretiens collectifs et 40 étudiants ont répondu au questionnaire.
Effets du programme au niveau de la relation de soins
Les apprentissages des étudiants se sont déroulés selon le processus suivant : l’identification de limites, le développement d’une analyse réflexive, l’élargissement de leurs perspectives, le développement de leur empathie et de leur sentiment de responsabilisation, puis l’élaboration de nouvelles résolutions et leur mise en œuvre.
S’engager dans un processus transformationnel nécessite d’abord de déconstruire les apprentissages précédents :
Désapprendre pour s’élever, c’est probablement ce qui enchante le plus, et qui surprend toujours par son étonnante simplicité. Quelle belle « évidence », et pourtant, que l’on croise si rarement ! (étudiante en pharmacie n°2, questionnaire).
Cette déconstruction a été facilitée par l’écoute des expériences rapportées par le PM. C’est ce qui a permis aux étudiants de prendre conscience de certaines limites découlant de leur formation et d’identifier que les soins échouent à répondre à tous les besoins, à toutes les attentes des patients. Concernant les limites des formations en santé, telles que pointées par les étudiants à la suite de leur participation à EXPAME, les premières portent sur le fait qu’elles « sont tournées vers ce qui leur pose des problèmes à eux, plutôt que vers ce qui pose un problème aux patients » (étudiante en médecine, entretien collectif n°3). De plus, ils pointent, en le regrettant, qu’ils sont encouragés à ne pas croire les patients. Le récit du PM, les échanges ayant eu lieu lors des réunions, ont également servi d’appui pour que les étudiants examinent leurs propres pratiques, tantôt pour les critiquer, tantôt pour les valider. Ils ont aussi fait le constat que leurs propres modes de pensées étaient fondés sur des prémisses contestables (trop de jugements, trop d’a priori, d’idées toutes faites) et réalisé qu’ils s’étaient insuffisamment questionnés jusque-là.
« Et c’est vrai qu’on a abordé des questions que je ne me suis jamais posée (…) Par exemple, on se demandait : dans la réalité, à propos du dossier médical, qu’est-ce qu’on donne, qu’est-ce qu’on ne donne pas, entre la législation et ce qu’on fait ? C’est vrai qu’on avait tous des avis différents, donc on a pu bien échanger sur ce genre de sujet. C’est vrai qu’avant je ne me serais jamais posé la question de qu’est-ce qu’on lui donne, qu’est-ce qu’on ne lui donne pas » (étudiante en soins infirmiers n°1, entretien collectif n°2).
Directement en lien avec l’objectif du programme en termes de réduction des injustices épistémiques, l’étude montre que les étudiants se sont positionnés comme témoins directs de l’expérience des patients-mentors, ce qui révèle la légitimité épistémique qu’ils leur ont d’emblée attribuée. Ainsi, alors qu’on se serait attendus à ce qu’ils disent les avoir écoutés, ils ont été plusieurs à utiliser le verbe « voir » pour relater les expériences qui leur ont été confiées.
« La voir avoir transformé son expérience en quelque chose de plus productif et plus aidant, ça nous a rendus humbles, je pense au niveau des soignants » (étudiante en kinésithérapie, entretien n°1).
De fait, aucun verbatim ne signale qu’un propos ou un ressenti d’un PM ait été mis en doute ou même interprété par les étudiants, ce qui traduit l’horizontalité des relations, la justice épistémique, qui ont pris place dans ces groupes, puisqu’aucun étudiant n’a exercé un pouvoir de catégorisation ou d’interprétation sur les propos des PM. Les étudiants ont développé leur capacité à se centrer sur le patient, ce que révèlent en particulier un grand nombre de verbatim qui témoignent qu’ils ont pris conscience des écarts entre leur perspective et celle des patients, et apprécié de bénéficier d’une autre perspective que la leur. De plus, ils ont pris conscience des injustices épistémiques qui hantent les relations de soins.
« On se dit que c’est peut-être une réalité que les patients ne sont parfois pas assez écoutés, pas assez pris en compte dans les décisions de soins. C’est des choses qu’on avait à l’esprit mais de l’entendre d’un vécu d’un patient, ça met un peu les choses en réel, que c’est une réalité » (interne en médecine générale, entretien collectif n°2).
Ceci a clairement permis de rééquilibrer les rapports épistémiques.
« Ça nous a rappelé qu’on a beaucoup de choses à apprendre de nos patients » (étudiante en kinésithérapie, entretien n°1).
Les étudiants ont ressenti de l’empathie pour le PM de leur groupe ainsi qu’une certaine forme de respect pour son parcours. Ils ont aussi réalisé à quel point les patients attendent des marques d’empathie de la part de leurs soignants. S’ils ont pu considérer ces attentes comme légitimes, c’est parce qu’au fur et à mesure des rencontres, ils ont développé un sentiment de responsabilité accru, tant individuel que collectif, vis-à-vis de ce que les patients expérimentent lors des interactions de soins. Chaque profil d’étudiant, quelle que soit sa profession, a en effet vu l’importance de son rôle confirmé et pris conscience de la responsabilité morale qui est la leur. Ainsi au cours du programme, les étudiants se sont approprié les principes fondamentaux de la médecine et des soins alors que, d’après ce qui ressort de leurs propos, la routine et leur formation tendent à les faire perdre de vue.
« On est étudiants, on apprend que pour tel ou tel problème de santé on va faire telle ou telle manœuvre, tel ou tel programme, je pense que là récemment, suite à EXPAME, je suis un peu plus dans l’idée de parler avec le patient en début de séance, discuter de ce que lui veut de la séance et choisir ensemble avec ce que moi je préconise les choses qu’on va faire. Je suis un peu moins dans le format carré d’étudiant qui suit ses cours. Le fait d’avoir vu le point de vue du patient, ça m’a donné plus d’assurance, moins de timidité à l’idée de faire un programme de rééducation ensemble alors que quand on est étudiant, au début, on veut bien faire, on a nos principes, nos objectifs que la littérature nous donne et on veut absolument les appliquer » (étudiante en kinésithérapie, entretien n°1).
En particulier, ils ont pris acte que les automatismes de soins doivent céder la place à davantage de vigilance.
« Ce programme était intéressant (…) voir le vécu du patient et de se rendre compte qu’en termes de communication, il y a beaucoup de choses qu’on fait par réflexe qui peuvent provoquer chez le patient une gêne, un inconfort, ou créer des difficultés de communication » (étudiante en soins infirmiers n°2, entretien collectif n°3).
D’après les étudiants, la notion d’approche centrée sur les patients a pris corps dans le cadre de ce programme. Ils ont spontanément pris de nombreuses nouvelles résolutions qu’ils attribuent au programme (Tab. I). On constate qu’ils se dessaisissent de certaines prérogatives puisqu’ils reconnaissent le rôle majeur des associations dans l’accompagnement des patients, des patients-experts qu’ils entendent associer à l’équipe de soins, qu’ils font le constat que les patients ont des connaissances qu’eux-mêmes n’ont pas. Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est que, parallèlement, leur rôle a gagné en densité (plus de vigilance, de réactivité) et en périmètre (soutenir les aidants familiaux, accompagner l’utilisation d’internet…) et que, du fait que le programme s’étende sur plusieurs mois, certaines de ces résolutions avaient même déjà été mises en œuvre au moment du recueil des données.
Les seules limites repérées ont révélé un excès de généralisation (tous les patients doivent vouloir ce que voulait notre PM) ou au contraire la difficulté à transférer à d’autres situations certains apprentissages (« c’est stigmatisant de parler du toxico du boxe 5, mais on peut tout à fait dire : le diabétique du boxe 5 »).
Nouvelles résolutions des étudiants à la suite du programme « Expérience Patient Mentor » (EXPAME).
Processus et effets des apprentissages sur le plan interprofessionnel
On retrouve, appliqué à l’interprofessionnalité, le même processus que celui identifié précédemment : l’identification de limites, le développement d’une analyse réflexive, l’élargissement de perspectives, la responsabilisation et enfin l’élaboration de nouvelles résolutions.
Les étudiants ont en effet d’abord pris acte d’une série de limites, d’abord au niveau de leur formation, que ce soit lors des enseignements théoriques ou pratiques.
« On ne nous apprend pas à communiquer et interagir avec les autres professionnels de santé. Ne serait-ce que les connaître. Nous on avait un enseignant en activité physique adaptée dans notre groupe. Je ne connaissais pas ce que c’était et cela ne me serait jamais venu à l’idée d’adresser quelqu’un vers lui. Pour moi c’était comme de la kiné alors que les échanges qu’on a eus, ça nous a permis de vraiment situer le rôle de chacun » (IMG n°1, entretien collectif n°3).
Les expériences livrées par les PM leur ont permis de reconnaître avoir des présupposés inadaptés qui révèlent notamment les inégalités épistémiques évoquées plus haut.
« Nous on a tendance, c’est vrai, à un peu minimiser le rôle des professions paramédicales et pourtant ils ont eu un impact positif et important dans sa prise en charge » (IMG n°2, entretien collectif n°4).
Ils ont réalisé les limites de l’interprofessionnalité, que cela ne réglait pas tous les problèmes des patients car certains besoins des patients n’étaient pas couverts (comme mettre des lentilles de contact à une personne handicapée). Les échanges ont contribué à élargir leurs perspectives.
« Cela m’a aussi conforté dans l’idée de faire de la pluridisciplinarité, dans le fait que les autres professionnels veulent en faire également. Or, on n’avait pas forcément cette conscience là parce que pour nous, c’est normal parce qu’on travaille avec d’autres professionnels mais on ne savait pas si les autres voulaient travailler avec nous » (étudiant en kinésithérapie, entretien collectif n°3).
Les prises de conscience des limites et l’élargissement des perspectives ont conduit les étudiants à prendre de nouvelles résolutions.
« On doit internaliser cette expérience et en faire quelque chose de bien meilleur par la suite, prendre cette habitude de travailler ensemble grâce aux graines que le projet EXPAME nous a permis de planter » (étudiante en pharmacie n°2, entretien collectif n°3).
Les ingrédients actifs du programme
L’utilisation d’une pédagogie narrative pour développer des savoirs incarnés susceptibles de favoriser un apprentissage à long terme
Le recours à une pédagogie narrative est sans doute pour beaucoup pour les sentiments bienveillants ressentis pour le parcours du patient-mentor. Le programme a aussi révélé aux étudiants des idées qui étaient en jachère, au point que par moments ces apprentissages puissent être qualifiés de maïeutiques. En ce cas, ils ressentent une adéquation entre leurs idées préalables non formalisées, les concepts théoriques et ce qu’ils retirent du programme. Les apprentissages qui en découlent participent dès lors à la construction de savoirs incarnés en ce sens que les savoirs produits articulent un savoir légitime qui s’appuie sur son caractère non affecté et des savoirs qui restent attachés à des corps qui sentent, éprouvent, s’émeuvent [26]. Ces savoirs incarnés s’avèrent être un gage de pérennité compte-tenu que ce qui a été ainsi appris et devraient les marquer à long terme.
« Je pense qu’au fur et à mesure des années cela me restera en mémoire » (étudiante en soins infirmiers n°10, entretien collectif n°3).
Le rôle du contexte des rencontres et des thèmes proposés dans l’émergence d’une pensée autonome
Si les étudiants ont pu autant profiter de ces rencontres avec les PM, il est plus que probable que c’est parce qu’ils étaient volontaires pour les suivre mais, surtout, c’est parce qu’elles leur ont été proposées à ce stade de leurs études.
« Je trouve ça très bien qu’on soit tous en dernière année car ça demande pas mal de recul pour faire ce genre de formation alors qu’en première année d’internat, quand on sort des bouquins, je parle du cursus que je connais, on n’est pas du tout près à vivre ça, on n’en tire pas les mêmes conclusions et à mon avis, c’est moins bénéfique » (IMG n°11, entretien collectif n°3).
C’est aussi parce qu’elles se sont tenues dans un cadre impensé des études en santé puisqu’elles se déroulent en dehors des soins. D’après ce qu’en disent les étudiants, c’est ce qui a permis de vraiment libérer la parole.
« On n’a pas peur de se blesser l’un l’autre. C’est ça que je voulais dire quand je disais qu’il y a des choses délicates à aborder. Quand le patient vient et dit qu’il y a des choses qui se passent mal, on est en situation de conflit. Alors que là il fait part de son expérience, on est tous les deux détachés, puisqu’on n’est pas concernés, ça permettait de pas avoir l’aspect reproche un peu délicat » (étudiant en kinésithérapie, entretien collectif n°2).
Les données recueillies accréditent le fait que, sous l’effet des savoirs incarnés, les référentiels obsolètes sont identifiés et critiqués tandis que les déconstructions sont directement réinvesties de manière positive. En fait, sous l’effet des échanges lors de ces rencontres, les étudiants développent une pensée qui s’autonomise. Ce type de pensée, essentielle dans les processus d’apprentissage transformationnels [22], se remarque en particulier par le fait que les étudiants se soient autorisé à s’émanciper des cadres routiniers dans lesquels les soignants novices ont tendance à s’enfermer. Et bien que les savoirs transformationnels soient éminemment individuels, le fait de les avoir construits à plusieurs semble avoir facilité leur développement, sans doute parce que les étudiants ont besoin de s’inscrire dans une communauté de sens et de compréhension. Quant au caractère restreint des groupes, il a pour sa part facilité la proximité qui a régné entre les participants, laquelle était nécessaire pour qu’ils puissent s’ouvrir aux émotions et aux nouvelles perspectives.
« Le fait qu’on soit en petit comité, on se sentait beaucoup plus libres pour discuter, poser nos questions » (étudiante en odontologie, entretien n°2).
Le fait que les rencontres s’étendent dans le temps semble aussi essentiel.
« Au début le patient n’osait pas complètement se livrer sur certaines choses, après il était de plus en plus à l’aise » (étudiante en odontologie, entretien n°2).
Enfin, les thèmes indiqués ont aussi joué un rôle important, notamment ceux portant sur l’automédication et la recherche d’information sur Internet par les patients.
« Ça a permis aussi, d’une part parce qu’on n’a pas le temps de se poser ces questions-là avec les patients, mais aussi parce que c’est des questions qu’on ne peut pas poser à des patients qu’on a. Ça peut être des questions par exemple qui sont liées à l’automédication ou à l’information c’est des questions qu’on ne va pas poser en consultation » (étudiant en kinésithérapie, entretien collectif n°2).
Discussion
Signification des résultats
Finalement, les différentes techniques de recueil de données n’ont pas fait émerger de différences de point de vue. Les apprentissages transformationnels des étudiants sont de deux ordres : le développement de savoirs incarnés au niveau de l’approche centrée sur le patient et l’identification de nouveaux référentiels qui découlent de leur sentiment de responsabilité qui s’est accru pendant le programme. Aucun élément déclencheur particulier autre que ce programme n’a été retrouvé dans les récits des étudiants.
Ces résultats révèlent que les apprentissages transformationnels valent pour des étudiants en santé en fin de cursus. Cela n’était pas évident dans la mesure où deux courants de pensée contradictoires auraient pu indiquer que les étudiants n’auraient pas la possibilité à ce moment de leur formation de s’affranchir de leurs automatismes de pensée. Selon le premier courant, en fin de formation initiale, tout est joué, les plis de pensée sont trop ancrés pour s’en libérer. À l’opposé, selon le second courant, les apprentissages transformationnels valent uniquement pour les apprentissages des adultes car il faudrait avoir constaté l’échec de ses fonctionnements pour être prêt à les changer. Or, il ressort de cette étude que les fins de formations initiales s’y prêtent, que déconstruire des connaissances et développer une pensée critique peut se produire et être bien vécu par les étudiants.
De plus, cette étude a permis d’identifier pourquoi ce qui fonctionne, fonctionne. La posture qui a été celle des étudiants de manière naturelle et spontanée est composée à la fois d’humilité, de non-jugement et de décentration, ce qui leur a permis d’accéder à des savoirs incarnés au niveau de la relation de soins grâce à l’empathie ressentie pour le patient-mentor. Ceci est très particulier à ce programme, d’autres études ayant montré que les récits basés sur les savoirs expérientiels des patients peuvent soulever des résistances chez les étudiants [27]. Ces savoirs incarnés leur ont ouvert l’accès à de nouvelles clés de signification. C’est en particulier le cas des concepts satellites de l’approche centrée sur le patient : écoute, décision partagée… La prise de conscience de limites ou de présupposés inadaptés les a conduits à adopter de nouveaux référentiels et à s’émanciper de certains modes d’action automatiques. Il est possible (bien qu’aucune donnée recueillie ne permette de l’affirmer) que cela ait été facilité par le fait que chaque étudiant ait été le seul représentant de sa profession au sein des groupes. En effet, on peut considérer que cela a généré un état de vulnérabilité, émotionnel et cognitif, propice à l’accueil de savoirs-tiers.
L’ensemble de ce processus s’actualise autour de nouvelles résolutions et de nouvelles pratiques. Et cela s’est fait sans dilemme et sans conflit d’ordre cognitif. Si les nouveaux référentiels sur lesquels ils se sont accordés n’ont pas perturbé leur sentiment d’adéquation c’est sans doute qu’ils leur semblaient utiles pour leurs pratiques. La quête d’utilité guide en effet le développement d’une pensée autonome [22]. Le principe d’adéquation est l’opérateur principal de ce processus : est considéré comme vrai ce qui semble pouvoir satisfaire aux besoins constatés sur le terrain. Dans ce paradigme d’inspiration spinoziste, l’enjeu de la connaissance est d’accéder à quelque chose qui n’est pas la vérité, mais d’atteindre le seuil de satisfaction qu’exprime l’adéquation : « Spinoza remplace le souci de la vérité par le concept d’adéquation (…) C’est ainsi qu’un nouveau basculement a lieu, car la satisfaction n’a pour référence rien d’autre que le désir. Par-là, la théorie de la connaissance se résorbe à son tour en une théorie des passions » [28]. Cette « satisfaction », cette « adéquation » expliquent sans doute le fait que les paroles des patients ne soient pas mises en doute, même quand elles surprennent les étudiants ou quand elles rapportent des expériences négatives avec les soins.
Enfin, le fait que les émotions n’aient pas été absentes de ces apprentissages devrait en garantir la pérennité. En effet, « l’apprentissage est un processus non seulement cognitif, mais aussi émotionnel » [29]. C’est pourquoi les affects peuvent soutenir ce processus s’ils sont mobilisés adéquatement [30]. Et puis, réconcilier les étudiants en santé avec leurs émotions et en particulier avec l’empathie sans retenue s’impose particulièrement dans le contexte de distanciation qui leur est imposé [31], dont les travers ont été rappelés. Dans la même lignée, rappelons que « les esprits sans émotions ne sont pas réellement des esprits » [32]. Ainsi, l’empathie ressentie pour les PM a ouvert aux étudiants un univers des possibles. Ayant échangé en profondeur avec ces derniers, les étudiants ont rétabli des liens trop souvent altérés par les curriculums cachés, informels et positivistes.
Cependant commuer des émotions en savoirs nécessite d’en passer par la structuration des idées : « un affect qui est une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte » [32]. D’où l’importance d’aider les étudiants à revenir sur leur expérience de ce programme, notamment pour qu’ils puissent faire les liens, les transferts, qui ne sont pas faits spontanément. Aussi, dès la seconde année d’existence d’EXPAME (qui est actuellement dans sa quatrième année et intègre désormais plus de 80 étudiants, dont des étudiants en ostéopathie) a été ajoutée au programme initial nord-américain une cinquième session consacrée à ces derniers objectifs.
L’ensemble du programme actuel peut être représenté ainsi (voir Fig. 1).
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Fig. 1 Organisation, mécanismes et effets du programme « Expérience Patient Mentor » (EXPAME). |
Forces et limites de l’étude
La validité interne de l’étude peut être argumentée au regard de la triangulation des méthodes et de la pluralité des filières d’origine des étudiants qui ont été interrogés, conditions ayant permis la saturation des données, et de l’adhésion des membres de l’équipe de recherche à l’analyse produite. En revanche, la validité externe n’a pas été recherchée auprès des participants à EXPAME et il n’y a pas eu de triangulation des sources puisque l’étude n’a porté que sur l’expérience des étudiants. Il n’y a pas eu non plus de triangulation théorique, l’étude s’étant axée sur les seuls apprentissages transformationnels. En vue de la transférabilité du programme, les résultats indiquent les ingrédients actifs à mobiliser. Néanmoins, il faut prendre en compte que le recrutement des PM n’a été réalisé que par une seule personne même si peu de critères ont guidé les entrevues préliminaires (seuls ont été exclus des candidats issus de professions en santé pour éviter que les étudiants ne relativisent leurs apports en se les expliquant par leur identité professionnelle).
Conclusion
Cette étude a permis de caractériser le processus d’apprentissages des étudiants dans le cadre de rencontres interprofessionnelles avec un PM, mais aussi de montrer qu’il est possible, sinon essentiel, de s’engager dans des apprentissages transformationnels à la fin des cursus en santé. Les rencontres proposées ont opéré comme l’élément déclencheur de ce type d’apprentissages. L’autogestion des groupes, le fait que le nombre de participants de chaque groupe soit relativement réduit, qu’il n’y ait qu’un étudiant du même cursus, les rencontres multiples avec un patient en dehors des soins, les thèmes suggérés, sont des éléments de contexte importants pour l’actualisation des mécanismes. Ces derniers renvoient à la décentration des étudiants et à l’atmosphère d’humilité, de non-jugement et de proximité qui s’est tenue dans chaque groupe. Le développement de pensées autonomes et la prise en compte de leurs propres ressentis peuvent être vus comme des effets intermédiaires, les effets finaux (à ce stade de leurs apprentissages) étant l’élaboration de savoirs incarnés dans la perspective de l’approche centrée sur le patient et du développement de leur sentiment de responsabilité qui s’est manifesté par de nouvelles résolutions et par de nouvelles pratiques professionnelles. Les conditions de la pérennisation du programme sont réunies : la motivation des équipes pédagogiques au vu des résultats obtenus, des étudiants qui se passent le mot. En revanche, la mise à l’échelle nécessiterait des moyens supplémentaires au niveau de la coordination et ceux-ci font défaut pour l’instant.
Contributions
Olivia Gross, en tant qu’auteur principal, a contribué à l’élaboration du protocole, recueilli une partie significative des données (avec Aurore Margat), piloté l’analyse des données et rédigé la version initiale du manuscrit. Sylvie Azogui-Lévy, Olivier Bourdon, Aude-Marie Foucaut, Aurore Margat, Corinne Lartigue, Saadia Lassale, Yannick Ruelle et Agathe Wagner ont participé à l’analyse des données et à la relecture du manuscrit. Rémi Gagnayre a contribué à l’élaboration du protocole et à la relecture du manuscrit.
Approbation éthique
Ce protocole a fait l’objet d’une approbation éthique préalable auprès du Comité d’éthique des recherches de l’institution d’appartenance de la chercheure principale (CER2019-61).
Liens d’intérêts
Aucun auteur ne déclare de conflit d’intérêts en lien avec le contenu de cet article. Cependant, à l’exception d’Aurore Margat, les auteurs sont parties prenantes du programme qui fait l’objet du travail rapporté.
Remerciements
Les auteurs remercient Angela Towle qui a partagé le guide utilisé dans son propre programme, dont les pilotes du programme qui fait l’objet de l’étude se sont largement inspirés. Ils remercient aussi la Maison des sciences de l’homme Paris Nord (MSH Paris Nord, Université Sorbonne Paris Nord, Université Paris 8, CNRS, USR 3258) pour avoir primé ce programme, permettant ainsi de l’initier.
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Liste des tableaux
Nouvelles résolutions des étudiants à la suite du programme « Expérience Patient Mentor » (EXPAME).
Liste des figures
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Fig. 1 Organisation, mécanismes et effets du programme « Expérience Patient Mentor » (EXPAME). |
Dans le texte |
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