Accès gratuit
Numéro
Pédagogie Médicale
Volume 19, Numéro 3, Août 2018
Page(s) 123 - 126
Section Tribune
DOI https://doi.org/10.1051/pmed/2019015
Publié en ligne 25 septembre 2019

© SIFEM, 2019

Introduction

Cette contribution aborde un problème croissant dont j’ai été témoin dans l’enseignement du raisonnement clinique aux étudiants des professions de la santé et des services sociaux. Des chercheurs de divers domaines ont travaillé pour opérationnaliser, définir et créer des typologies de diverses formes de raisonnement clinique utilisées dans les pratiques professionnelles. Il s’agit indéniablement d’un objectif louable ; après tout, comment peut-on espérer que les apprenants développent des compétences de raisonnement clinique s’ils ne savent pas ce que le raisonnement clinique implique ? Pourtant, paradoxalement, selon mon expérience, certaines des façons dont ces typologies ou ces concepts sont introduits et mis en œuvre dans les contextes d’enseignement ont pour effet de limiter le développement des capacités de raisonnement clinique que les enseignants espèrent justement encourager.

L’emploi de typologies de raisonnement clinique pose des défis lorsque leur mise en œuvre est excessivement procédurale, de sorte que les étudiants essaient de « modéliser » ou de « démontrer » différents types de raisonnement devant leurs superviseurs ou professeurs, afin de satisfaire les critères d’évaluation externes. Ainsi, en mettant l’accent sur les résultats de la « démonstration » ou de « l’accomplissement » des compétences de certains « types » de raisonnement clinique, il est possible d’omettre les processus internes de réflexion et de discernement qui sont pourtant au cœur d’un bon raisonnement clinique. Un tel effort pour démontrer des « types » de raisonnement clinique va à l’encontre des principes fondamentaux de l’apprentissage réflexif qui commence lorsqu’un praticien est confronté aux « zones incertaines » de la pratique et qu’il s’attarde aux contextes et aux surprises qui en surgissent. Le fait de mettre l’emphase sur la simulation de différents types de raisonnement clinique présente donc un danger en ce que l’attention des étudiants est détournée d’une présence réflexive, créative et délibérée aux « incertitudes » survenant dans ces zones floues de la pratique, au sein desquels la connaissance se cultive [1]. Ainsi, l’enseignement du raisonnement clinique axé sur la compétence risque de compromettre les capacités de réflexion en profondeur [2,3] nécessaires à son développement et de se transformer en ce que Loftus appelle un « piège pour les imprudents » [4] (p. 499).

Il est également intéressant de noter que les discussions académiques portant sur la réflexion et la pratique réflexive sont de plus en plus dissociées ou réalisées en périphérie des discussions sur le raisonnement clinique. Bien qu’ils soient documentés chacun par une vaste littérature, dont l’examen exhaustif dépasserait très largement les limites de la présente contribution, et malgré leurs chevauchements, ces deux domaines se développent en interagissant relativement peu entre eux.

Il est légitime de faire l’hypothèse qu’en comblant ce fossé et en introduisant un dialogue entre ces deux problématiques académiques actuellement déconnectées, on pourrait créer les conditions de nouvelles idées créatives. À cet égard, j’aimerais proposer quelques moyens par lesquels nous pourrions nous réapproprier la réflexivité dans le cadre de l’enseignement du raisonnement clinique (en reconnaissant qu’il y a une discussion beaucoup plus large à engager) et inviter à un dialogue plus approfondi sur ce thème.

Redécouvrir le marais : habiter le désordre

Donald Schön a utilisé la métaphore du marais pour illustrer la pratique professionnelle. Il a écrit [5] :

« Dans la topographie variée de la pratique, il y a un terrain très élevé surplombant un marais. Sur les hauteurs, des problèmes gérables peuvent être résolus par l’application de la théorie et de la pratique fondées sur la recherche. Dans les basses terres marécageuses, les problèmes désordonnés et confus défient la solution technique » (p. 3, traduction libre).

Schön [5,6] a souligné que les contextes de pratique réels sont désordonnés, complexes et chargés de conflits de valeur. Il a laissé entendre que même si nous consacrons la majeure partie de notre temps et de notre attention, dans les champs de la formation et de la recherche, à tenter de consolider le terrain de la pratique professionnelle, une très grande proportion de celle-ci s’exerce en réalité dans les marais ; il a proposé que ce pourcentage atteindrait même 85 % de nos pratiques.

En tant qu’enseignants, nous pourrions réintroduire la réflexivité en invitant les apprenants à réfléchir de manière délibérée dans ces lieux de pratique indéterminée, en prenant en compte toutes les vicissitudes qui peuvent s’y produire. Plutôt que d’encourager les étudiants à imiter différents types de raisonnement clinique issus des typologies, le raisonnement clinique pourrait être cultivé de manière plus organique si les apprenants étaient encouragés à développer un certain confort face à l’ambiguïté, dans le contexte de situations incertaines et indéterminées, et invités à comprendre qu’une part importante de la pratique professionnelle est susceptible de se produire dans le marais de cette pratique. Cela leur permettrait également de saisir que les processus de réflexivité sont nécessaires pour y naviguer. Une telle approche offre une stratégie fructueuse pour l’enseignement du raisonnement clinique.

Cadrer la réflexion : définir le problème

Schön a fait remarquer que « la pratique professionnelle a au moins autant à voir avec la “découverte” du problème qu’avec la résolution du problème découvert » ; il présente cela comme « la définition du problème » [6] (p. 18). Pour Schön, « les problèmes ne se présentent pas au clinicien comme des données », « ils doivent [plutôt] être construits à partir des matériaux de situations problématiques qui sont déroutantes, troublantes et incertaines » [6] (p. 18). Il a suggéré que nous devons nous engager dans un processus de réflexivité si nous voulons espérer poser les bons problèmes et que l’un des principaux écueils de la pratique professionnelle est que nous commençons à résoudre les problèmes avant d’avoir pris le temps de les définir correctement.

Dans l’enseignement du raisonnement clinique, une plus grande attention aux processus de réflexion intersubjectifs et dialogiques est nécessaire pour « poser le problème » ; ce faisant, la nature sociale de ce processus consistant à « situer la réflexion » pourrait être fructueuse [3,7].

La pratique interprétative : une invitation au dialogue

Kathryn Montgomery [8] et d’autres ont soutenu que les pratiques de soins de santé sont de nature interprétative. Montgomery fait remarquer que, bien que les professions de la santé s’appuient sur la science et sur l’application des données empiriques, les pratiques professionnelles elles-mêmes ne sont pas des sciences pures ; ce sont plutôt des pratiques interprétatives radicalement incertaines, qui exigent des cliniciens qu’ils utilisent leur jugement de façon continue et en contexte. De même, le philosophe Hans Georg Gadamer plaide pour l’universalité de ce qu’il appelle le « problème herméneutique », désignant par là le problème de l”interprétation qui est au cœur de toute création et application de la connaissance [9]. Montgomery, en parlant des cliniciens de la santé, fait observer que « l’obstacle qu’ils rencontrent est l’incertitude radicale de la pratique clinique − pas seulement liée au fait que les connaissances médicales soient incomplètes mais, plus important encore, au fait que l’application d’un fait, même réputé le plus solide, à un patient particulier demeure imprécise » [8] (p. 37). Green affirme en outre que « dans la pratique professionnelle, il y a toujours des moments d’indécision, des moments où l’on doit agir, même si la marche à suivre n’est pas claire ou, plus radicalement, est incertaine » [10] (pp. 11–12).

Lorsque l’on cherche à soutenir le développement du raisonnement clinique grâce à des stratégies d’enseignement, une plus grande considération devrait être faite au caractère interprétatif de la pratique professionnelle dans les contextes de santé et de services sociaux, pour contribuer à attirer l’attention sur les interprétations réflexives continuellement faites par tous les intervenants dans chaque contexte de pratique. Porter attention à la nature herméneutique de toute pratique peut aider les cliniciens à reconnaître l’importance, dans le processus de raisonnement clinique, du dialogue intersubjectif avec les patients, les familles, les collègues, les gestionnaires et les décideurs. Ainsi, il importe de favoriser une justice épistémique, de manière à ce que les voix des multiples parties prenantes soient reconnues et qu’une plus grande attention soit accordée à la dimension interprétative de leurs récits dans le cadre du processus de raisonnement [11].

Se préoccuper des aléas : les incidents critiques comme sources de réflexion

Un autre moyen d’attirer l’attention sur la dimension de réflexivité dans le raisonnement clinique consiste à encourager les apprenants à s’attarder aux incidents critiques qui surviennent dans la pratique [12,13]. Les incidents critiques peuvent être des moments de surprise de la pratique, quand quelque chose va dans une direction inattendue, ou quand les choses tournent mal ou se déroulent exceptionnellement bien. Les incidents critiques incitent souvent à la réflexion et offrent des moments potentiellement transformateurs. S’intéresser aux incidents critiques peut amener les cliniciens à porter attention aux zones incertaines de la pratique et tirer profit du soutien qu’apportent les processus réflexifs.

Une étude récente a examiné de manière inductive comment les cliniciens experts utilisent la réflexivité pour gérer les incidents critiques dans le domaine de la réadaptation du cancer de la tête et du cou [14]. Au cœur du modèle de réflexivité issu de cette étude, se situe un processus de questionnement continu et itératif des cliniciens. Ce modèle intègre en outre un certain nombre d’approches réflexives telles qu’être dans le moment présent, accepter la surprise, expérimenter par essais et erreurs, intégrer les connaissances des cas passés, se mettre à la place des autres, sortir des sentiers battus, discerner les questions éthiques et consulter les collègues. Enseigner aux étudiants comment se questionner de façon continue et rester curieux quant au sujet de leur pratique peut se faire en les encourageant à porter attention aux incidents critiques ; une telle approche pédagogique peut indiquer une façon de se réapproprier la réflexivité et de l’amener au cœur du raisonnement clinique.

Conclusion

Bien qu’il s’agisse seulement d’une amorce de discussion, ce texte propose de considérer que la place centrale de la réflexivité dans le développement du raisonnement clinique est un sujet d’importance majeure qui mérite une attention particulière dans les futures recherches et les pratiques éducatives. Le but de cet article était d’amorcer une discussion sur ce sujet en attirant l’attention sur les théories de la réflexivité [15], puisque ces dernières devraient être désormais être envisagées en interaction avec les théories du raisonnement clinique. De plus, cet article propose l’idée que les initiatives pédagogiques visant à favoriser le développement du raisonnement clinique pourraient bénéficier de la réintroduction de la réflexivité comme point de départ.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.

Approbation éthique

Non sollicitée car sans objet.

Références

  1. Kinsella EA. Professional knowledge and the epistemology of reflective practice. Nurs Philos 2009;11:3‐14. [Google Scholar]
  2. Kinsella EA. Technical rationality in Schön’s reflective practice: dichotomous or non-dualistic epistemological position. Nurs Philos 2007;8:102‐13. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  3. Kinsella EA. Practitioner reflection and judgement as phronesis: a continuum of reflection and considerations for phronetic judgement. In: E.A. Kinsella & A. Pitman (Eds.). Phronesis as Professional Knowledge: Practical Wisdom in the Professions. Rotterdam: Sense Publishing, 2012:35‐52. [Google Scholar]
  4. Loftus S. Thinking like a scientist and thinking like a doctor. Med Sci Educ 2018;28:251‐4. [Google Scholar]
  5. Schön D. Educating the reflective practitioner. San Francisco: Jossey-Bass, 1987. [Google Scholar]
  6. Schön D. The reflective practitioner. New York: Basic Books, 1983. [Google Scholar]
  7. Schon D. Frame reflection: toward the resolution of intractable policy controversies. New York: Basic Books, 1994. [Google Scholar]
  8. Montgomery K. How doctor’s think: clinical judgement and the practice of medicine. New York: Oxford University Press, 2006. [Google Scholar]
  9. Gadamer HG. Vérité et méthode − Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Paris: Seuil, 1976. [Google Scholar]
  10. Green B. Introduction: understanding and researching professional practice. In: B. Green (Ed.). Understanding and researching professional practice. Rotterdam: Sense, 2009:1‐18. [Google Scholar]
  11. Fricker M. Epistemic injustice: power and ethics in knowing. New York: Oxford University Press, 2007. [CrossRef] [Google Scholar]
  12. Flanagan J. The critical incident technique. Psychol Bull 1954;51:327‐58. [Google Scholar]
  13. Brookfield S. Using critical incidents to explore learners’ assumptions. In: In: J. Mezirow (Ed.). Fostering critical reflection in adulthood: a guide to transformative and emancipatory learning. San Francisco: Jossey-Bass, 1991. [Google Scholar]
  14. Caty ME, Kinsella EA, Doyle P. Reflective processes of practitioners in head and neck cancer rehabilitation: a grounded theory study. Int J Speech Lang Pathol 2016;18:580‐91. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  15. Ng S, Kinsella EA, Friesen F, Hodges B. Reclaiming a theoretical orientation to reflection in medical education research: a critical narrative review. Med Educ 2015;49:461‐75. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]

Citation de l’article : Kinsella A.E. Se réapproprier l’incertitude du marais : réintroduire la réflexivité dans l’enseignement du raisonnement clinique. Pédagogie Médicale 2018:19;123-126

Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.

Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.

Le chargement des statistiques peut être long.