Numéro |
Pédagogie Médicale
Volume 22, Numéro 4, 2021
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Page(s) | 195 - 197 | |
Section | Tribune | |
DOI | https://doi.org/10.1051/pmed/2021020 | |
Publié en ligne | 1 décembre 2021 |
Le raisonnement clinique : regards rétrospectif et prospectif sur le concept☆
Clinical reasoning: retrospective and prospective views on the concept
1
Faculté d’éducation, Université d’Ottawa,
Ottawa, Canada
2
Centre d’innovation en formation infirmière, Université de Montréal,
Montréal, Canada
* Correspondance et offprints : Marie-France DESCHÊNES, Faculté des sciences infirmières, Pavillon Marguerite d’Youville, CP 6128 succ. Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3J7. Mailto : marie-france.deschenes@umontreal.ca.
Reçu :
16
Juin
2021
Accepté :
13
Septembre
2021
Contexte et problématique : Les dernières décennies ont été marquées par de très nombreuses publications en pédagogie des sciences de la santé, consacrées au concept de raisonnement clinique. Toutefois, la diversité des écrits et des théories sur le concept peut semer une certaine confusion. But : Présenter une brève synthèse des conceptions théoriques liées au raisonnement clinique en pédagogie des sciences de la santé. Résultats : Alors que les cognitivistes abordent le raisonnement clinique sous la loupe des processus cognitifs et métacognitifs du praticien, les sociocognitivistes étudient la prise de « décision en situation » où la reconnaissance de signes et de signaux du contexte oriente le raisonnement clinique. Conceptualisé comme un « construit social », le raisonnement clinique est aussi un phénomène menant à la socialisation professionnelle où sont véhiculées les mœurs, les valeurs et les pratiques courantes dans une profession. Enfin, des artéfacts tels que l’intelligence artificielle, ainsi que les outils ou les matériaux de la pratique augmentent la cognition du praticien. La perspective d’une cognition écologique, inscrite dans un environnement complexe, est proposée. Discussion et conclusion : Les principales conceptions théoriques liées au raisonnement clinique suggèrent le soutien pédagogique au développement de la compétence en plus de l’utilisation d’une variété d’outils d’évaluation. L’apport d’autres théories provenant des neurosciences, de la sociologie et des sciences de la complexité pourrait enrichir la compréhension du concept et assurer les progrès dans la recherche, l’enseignement et l’apprentissage de la compétence.
Abstract
Background: There has been extensive publication on the concept of clinical reasoning in health science education in recent decades. However, the diversity of literature and theories on the concept can be confusing. Aim: To present a brief synthesis of theoretical foundations related to clinical reasoning in health science education. Results: While cognitivists approach clinical reasoning through the lens of the practitioner’s cognitive and metacognitive processes, social-cognitivists study “naturalistic decision-making” where recognition of contextual signs and signals guides clinical reasoning. Conceptualized as a “social construct”, clinical reasoning is also a phenomenon leading to professional socialization where the morals, values and common practices in a profession are conveyed. Finally, artifacts such as artificial intelligence and the tools or materials of practice increase the practitioner’s cognition. An ecological cognition, embedded in a complex environment, is proposed. Discussion and conclusions: The main theoretical foundations related to clinical reasoning suggest pedagogical support for competency development in addition to the use of a variety of assessment tools. The contribution of other theories from neuroscience, sociology and complexity sciences could enrich the understanding of the concept and ensure progress in the teaching and learning of the competency and in research in the field.
Mots clés : raisonnement clinique / théories / cognition / éducation / synthèse
Key words: clinical reasoning / theories / cognition / education / synthesis
© SIFEM, 2021
Introduction
Les dernières décennies ont été marquées par d’abondantes publications en pédagogie des sciences de la santé consacrées au concept de raisonnement clinique. Toutefois, la diversité des écrits et des théories concernées dans ces différentes contributions peut semer une certaine confusion. En réponse à ce constat, une recension des écrits a été menée par Koufidis et al. [1] afin de mieux comprendre les théories qui sous-tendent l’étude du raisonnement clinique. À partir des écrits analysés (n = 124), les auteurs ont synthétisé les conceptions théoriques liées au raisonnement clinique en trois catégories paradigmatiques, en l’occurrence : le raisonnement clinique en tant qu’activité cognitive, le raisonnement clinique en tant qu’activité contextualisée et le raisonnement clinique en tant qu’activité socialement construite.
Dans cette tribune, sont brièvement synthétisées les conceptions théoriques du raisonnement clinique telles qu’elles sont proposées par Koufidis et al. [1]. Celles-ci sont ensuite critiquées à partir de l’essai de Bleakley [2] qui propose d’étudier le concept de raisonnement clinique sous l’angle d’une cognition « écologique », en opposition à une cognition « égologique ». En bref, Bleakley [2] suggère une modélisation théorique plus riche du raisonnement clinique pour mieux illustrer et comprendre la nature de sa complexité. En conclusion, des implications pour l’apprentissage, l’enseignement et l’évaluation du raisonnement clinique sont proposées à partir de références clés dans le domaine.
Trois catégories paradigmatiques qui rendent compte du raisonnement clinique
Le raisonnement clinique en tant qu’activité cognitive
La première conception du raisonnement clinique, proposée par Koufidis et al. [1], s’inscrit dans le paradigme cognitiviste. L’intérêt se porte principalement sur ce qui se passe dans la tête du praticien. À cet égard, plusieurs études ont mis en lumière la génération précoce d’hypothèses dans le processus de raisonnement clinique du praticien et ce, malgré la présence limitée d’informations disponibles. Le rappel d’exemples de cas concrets rencontrés dans sa pratique, transformés par abstraction en prototypes, sous-tend son raisonnement clinique. Il est aussi connu que le praticien utilise de façon combinée des processus doubles du raisonnement clinique : d’une part, les processus intuitifs et, de l’autre, les processus analytiques ou hypothético-déductifs. La spécificité d’un cas, l’expérience clinique et les connaissances antérieures du praticien influencent l’utilisation de ces processus [1]. Dans ce paradigme, l’expertise liée au raisonnement clinique se traduit par des restructurations successives des connaissances chez le praticien. Ceci s’illustre dans son discours où il transforme les informations de la situation clinique en termes de qualificatifs sémantiques caractéristiques. Son discours est élaboré et organisé à l’image des scripts, architectures de connaissances hautement élaborées et structurées dans la mémoire à long terme.
Le raisonnement clinique en tant qu’activité contextualisée
La deuxième conception s’inscrit dans le paradigme sociocognitiviste. L’attention se concentre sur le contexte dans lequel se prennent les décisions cliniques. L’approche de la « décision en situation » postule que le raisonnement clinique est une activité située de mobilisation des connaissances. Les indices et les signaux repérés dans le contexte orientent le raisonnement clinique. Le praticien expérimenté affiche une « conscience situationnelle », c’est-à-dire un état de vigilance accrue pour percevoir et comprendre ce qui se passe dans la situation et ainsi prédire les conséquences potentielles dans un avenir proche. Ceci lui permet de prendre des décisions cliniques les plus adaptées aux contingences de la situation. Dans ce paradigme, l’expertise est dite adaptative. Elle implique l’émergence de solutions quelquefois inédites à des problèmes complexes de la pratique. La décision clinique partagée entre les membres d’une équipe est aussi prise en compte dans cette approche et elle permet d’assurer une communication et une collaboration efficaces ainsi que des soins optimaux [1].
Le raisonnement clinique en tant qu’activité socialement construite
La troisième conception considère le concept du raisonnement clinique comme un « construit social », au regard duquel apprendre à raisonner ne peut être séparé de l’apprentissage d’une profession. Des normes, des croyances et des valeurs partagées imprègnent la culture liée à l’exercice professionnel. Le raisonnement clinique devient un produit de l’enculturation du praticien dans sa communauté de pratique. La narration du raisonnement clinique et le sens donné aux situations contribuent à la construction identitaire professionnelle du praticien et au développement de son expertise.
La perspective de la cognition « écologique » appliquée à la compréhension du raisonnement clinique
Les trois conceptions du raisonnement clinique avancées par Koufidis et al. [1] présentent toutefois des angles morts pour illustrer et mieux comprendre le concept [2]. Les développements récents qui s’efforcent de rendre plus intelligibles l’enseignement et l’apprentissage de la compétence sous-tendent une modélisation théorique plus riche du raisonnement clinique. En d’autres mots, étudier le raisonnement clinique sous l’angle de l’intériorisation des processus cognitifs et métacognitifs [2] s’avère insuffisant pour expliquer la cognition étendue à l’environnement et aux contextes sociaux.
Bleakley [2] conçoit le raisonnement clinique comme un phénomène situé, distribué et matériellement augmenté sous la loupe d’autres théories issues des neurosciences, de la sociologie et des sciences de la complexité, par exemple. Des artéfacts tels que l’intelligence artificielle, ainsi que les outils ou les matériaux (par ex. : outils diagnostiques) de la pratique augmentent la cognition. Une cognition écologique, inscrite dans un environnement sociomatériel et socioculturel complexe, est suggérée [2]. L’auteur propose de mettre l’accent sur la cognition anticipative ou prédictive, soit les aspects improvisés du raisonnement clinique où la mémoire est en reconstruction active dans un environnement complexe plutôt qu’en rappel et reconnaissance [2]. À titre d’exemple, on pourrait se poser la question de savoir comment les praticiens expérimentés ont « jonglé » avec des données cliniques incertaines, des ressources limitées ou des préoccupations sociales émergentes pendant la pandémie de Covid-19. Une telle question pourrait orienter l’apprentissage de la compétence en considérant tout le « bruit » entourant le processus du raisonnement clinique.
Ces considérations concernant l’apprentissage du raisonnement clinique font écho aux écrits d’Audétat et al. [3] relativement à l’accompagnement pédagogique pour favoriser le développement de la compétence. Impliqués dans l’environnement d’apprentissage, les superviseurs jouent un rôle déterminant. Dans leurs écrits, Audétat et al. [3] présentent les principales difficultés de raisonnement clinique répertoriées chez les étudiants. En bref, s’agit-il d’une difficulté à identifier les données saillantes d’une situation et à générer des hypothèses cliniques ? S’agit-il d’un manque de connaissances ? S’agit-il d’une disposition de l’étudiant à clore trop hâtivement le processus de raisonnement clinique ? S’appuyant sur des principes du compagnonnage cognitif, différentes stratégies de remédiation sont proposées par les auteurs [4]. Le questionnement, l’exposition à des situations variées, la rétroaction constructive et la pratique délibérée sont quelques-unes des stratégies qui permettent d’offrir un soutien adapté au développement de la compétence [3,4].
Enfin, l’utilisation d’une variété de méthodes d’évaluation est aussi suggérée. La synthèse menée par Daniel et al. [5] renseigne sur les méthodes d’évaluation du raisonnement clinique (examen clinique objectif structuré, observation directe dans les milieux cliniques, examen par élément clé, pensée à voix haute, test de concordance de scripts, etc.). Les auteurs proposent l’utilisation complémentaire des méthodes d’évaluation afin de tenir compte des avantages et des limites de chacune, dans le but d’enrichir l’appréciation des différentes composantes de la compétence.
Conclusion
Les repères théoriques ont permis de mieux comprendre le concept de raisonnement clinique et d’outiller les superviseurs pour favoriser son apprentissage, son enseignement et son évaluation. L’apport d’autres théories provenant des neurosciences, de la sociologie et des sciences de la complexité pourrait enrichir la compréhension du concept et assurer les progrès dans la recherche, l’enseignement et l’apprentissage de la compétence.
Approbation éthique
Sans objet.
Liens d’intérêts
L’auteure ne déclare aucun conflit d’intérêts en lien avec le contenu de cet article.
Références
- Koufidis C, Manninen K, Nieminen J, Wohlin M, Silén C. Unravelling the polyphony in clinical reasoning research in medical education. J Eval Clin Pract 2021;27:438‐50. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Bleakley A. Re-visioning clinical reasoning, or stepping out from the skull. Med Teach 2021;43:456‐62. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
- Audétat MC, Laurin S, Dory V, Charlin B, Nendaz M. Diagnostic et prise en charge des difficultés de raisonnement clinique. Guide AMEE no 117 (version courte) – Première partie : supervision du raisonnement clinique et diagnostic pédagogique. Pédagogie Médicale 2017;18:129‐38. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
- Audétat MC, Laurin S, Dory V, Charlin B, Nendaz M. Diagnostic et prise en charge des difficultés de raisonnement clinique. Guide AMEE no 117 (version courte) – Seconde partie : gestion des difficultés et stratégies de remédiation. Pédagogie Médicale 2017;18:139‐49. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
- Daniel M, Rencic J, Durning SJ, Holmboe E, Santen SA, Lang V, et al. Clinical reasoning assessment methods: A scoping review and practical guidance. Acad Med 2019;94:902‐12. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
Citation de l’article: Deschênes M.-F. Le raisonnement clinique : regards rétrospectif et prospectif sur le concept. Pédagogie Médicale 2021:22;195-197
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