Problématique

Les stages internationaux Nord-Sud ont été rendus presque impossibles par la pandémie. Or, cette activité pédagogique impliquant l’immersion d’étudiants en sciences de la santé dans un contexte socioéconomique, professionnel et culturel différent est connue pour influencer positivement l’engagement auprès de populations vulnérables [1]. Parsemé d’enjeux éthiques et de défis associés à la sécurisation culturelle, ce type de stage est source de multiples apprentissages [2]. Pour suppléer l’interdiction de mobilité internationale en temps de pandémie, la participation à un stage de santé mondiale à distance via une plateforme numérique s’avère prometteuse. Cette structure de stage amène à considérer différents enjeux de supervision notamment la quantité et la qualité des contacts, l’absence de modèle de rôle in situ, le respect de la confidentialité et les habiletés de gestion et de communication [3]. De plus, la supervision à distance nécessite d’innover au regard des modes d’accompagnement, d’évaluation, d’intégration de la théorie et de la pratique ainsi que d’entretien de la collaboration avec les partenaires locaux. Des retombées au point de vue des apprentissages sont anticipées pour l’autonomisation, la communication, le leadership, la confiance en soi, sans compter les économies financières réalisées [3]. La collaboration interculturelle, quant à elle, met l’accent sur l’égalité des statuts ; elle est favorisée par l’interdépendance et la contribution à un but commun. Enfin, il est anticipé qu’une collaboration interculturelle à distance entre des étudiants québécois et des étudiants d’un pays à ressources limitées favorise l’intégration des concepts de santé mondiale, notamment pour les enjeux éthiques et d’iniquité [4].

Ce que nous avons fait

Grâce au partenariat interuniversitaire Nord-Sud déjà établi, huit stagiaires québécois et neuf stagiaires haïtiens en ergothérapie (14) et en physiothérapie (3) ont pu consolider leurs compétences en santé mondiale à travers un stage-projet réalisé à distance en utilisant les plateformes Teams et Google Drive. Un modèle de supervision de groupe collaboratif soutenu par deux superviseures québécoises ergothérapeutes et une superviseure haïtienne physiothérapeute, incluant l’évaluation entre pairs, a appuyé les apprentissages.

Articulé autour du principe de l’universalisme proportionné [5], où les besoins spécifiques de populations vulnérables sont pris en compte dans un contexte sociétal plus large, l’équipe de superviseures et de stagiaires en réadaptation a soumis une demande de subvention à l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) pour sensibiliser les personnes en situation de handicap (PSH) en Haïti aux mesures sanitaires liées à la Covid-19 et adapter ces mesures à leurs besoins et capacités. Lors de la rédaction conjointe de la demande de subvention, les stagiaires ont été sensibilisés aux écarts d’accès aux ressources (par exemple : électricité, technologie, connectivité) nécessaires pour le travail à distance.

Une fois la subvention obtenue, les stagiaires ont entrepris les démarches d’achat d’équipements informatiques pour les étudiants haïtiens, nécessaires à la collaboration à distance. La première étape était de mener des entrevues auprès de PSH volontaires afin de mieux comprendre leurs besoins au regard de l’application des mesures sanitaires. À la suite de l’analyse des entrevues et de la recherche de données probantes, le matériel informatif a été développé. Ainsi, les stagiaires québécois et haïtiens ont collaboré pour produire quatre émissions radiophoniques, quatre capsules informatives en français, en créole et en langage des signes ainsi qu’un dépliant portant sur les mesures sanitaires, culturellement adaptés pour les PSH en Haïti. Du matériel sanitaire a également été distribué par des organismes communautaires partenaires et les stagiaires haïtiens. Un questionnaire explorant les perceptions des apprentissages, des retombées ainsi que des facteurs facilitants et des défis a été développé et rempli par les stagiaires. Les questions étaient articulées autour des profils de compétences nationales en ergothérapie et en physiothérapie.

Ce que nous avons observé

Les résultats montrent que des stratégies de communication développées (vocabulaire universel, validation de la compréhension, ouverture face à la divergence d’opinions, diplomatie) ont favorisé une dynamique relationnelle positive, voire une amitié pour certains. Plusieurs stagiaires rapportent avoir développé leur capacité d’écoute et leur confiance à prendre parole.

Au regard de la collaboration, être porteur de dossier (budget, technologies, capsules, etc.) a permis d’exercer un leadership collaboratif. L’organisation du travail en sous-groupe ainsi que l’apprentissage autorégulé (self-regulated learning) de chacun ont contribué à l’efficacité de l’équipe.

Au regard de la capacité à être gestionnaire de sa pratique, les stagiaires ont fait preuve d’adaptation et de souplesse dans la planification d’activités afin de considérer, à la fois, l’implication asymétrique de chacun et l’échéancier serré. Ils rapportent avoir développé leurs habiletés de gestion (temps, priorités et budget) ainsi que leurs habiletés d’animation et de rédaction (ordre du jour, compte rendu, rapport d’activité).

Pour ce qui est du professionnalisme, la rencontre entre les stagiaires évoluant dans deux pays et disciplines différents (ergothérapie et physiothérapie) a permis de renforcer leur identité professionnelle. De plus, la participation aux activités de rédaction nécessitant la recherche de données probantes pour la création du contenu a fait appel à une rigueur scientifique essentielle en réadaptation.

Enfin, leur érudition et leurs compétences en transfert de connaissances se sont actualisées par la mise en œuvre des stratégies de communication en santé publique. L’expérience leur a permis de consolider leurs apprentissages théoriques en les appliquant à un projet de promotion du droit à l’inclusion et au respect des PSH. Ultimement, le fait d’agir dans la communauté a renforcé leur engagement comme défenseur des droits des PSH et d’agent de changement.

Globalement, le projet a été perçu par les stagiaires comme une opportunité d’apprentissage interculturelle unique et empreinte de complicité et de fierté face aux actions bénéfiques de sensibilisation auprès d’une clientèle vulnérable. Les retombées perçues par les stagiaires touchent à la fois l’amélioration de l’offre pédagogique des programmes de réadaptation, la sensibilisation aux différents enjeux vécus par des populations vulnérables en contexte de santé mondiale et l’acquisition de compétences transversales essentielles à la collaboration interculturelle (par exemple : sensibilité culturelle, persévérance, l’importance des liens informels, proactivité).

Points forts et points faibles

L’analyse des réponses au questionnaire fait ressortir différents éléments relatifs à la faisabilité d’un stage-projet international de collaboration interculturelle réalisé à distance. Les éléments suivants ont été rapportés par les stagiaires comme des facilitateurs : le respect des choix d’implication et le soutien des habiletés des stagiaires par les superviseures, la capacité d’adaptation des stagiaires et des superviseures, l’engagement dans un but commun, la persévérance face aux enjeux, les partenariats préexistants, la cohésion du groupe, la fréquence des réunions et l’acquisition d’équipements informatiques pour les stagiaires haïtiens. Par ailleurs, les qualités personnelles des stagiaires (par exemple : enthousiasme, authenticité, transparence, solidarité, reconnaissance des forces de chacun, dévouement, motivation) ont grandement favorisé la réalisation du projet.

Il a été essentiel de mettre en œuvre des actions spécifiques pour pallier les défis importants rencontrés. À plusieurs moments, des stagiaires ont été démotivés, notamment devant les obstacles technologiques et l’inégalité de l’engagement individuel. Par ailleurs, les différences culturelles, l’instabilité sociopolitique, la lenteur à obtenir des réponses des organismes communautaires, la conciliation avec les responsabilités personnelles, le manque d’infrastructure, le manque d’équipement technologique et l’absence de superviseur en présence ont été rapportés. Loin d’avoir un effet néfaste, le fait d’avoir surmonté ces défis par le travail collaboratif a été un apprentissage riche.

Conclusion

Ce projet d’innovation pédagogique a montré la faisabilité d’un stage-projet interculturel international à distance impliquant une équipe de stagiaires en ergothérapie et en physiothérapie, québécois et haïtiens, dans leur pays respectif et suggère des pistes de développement de futurs stages en santé mondiale. Plusieurs facilitateurs, notamment l’existence de partenariats préalables et le modèle de supervision collaboratif ont soutenu la faisabilité. Les retombées sur le plan de l’apprentissage des stagiaires montrent un haut potentiel de développement de toutes les compétences professionnelles et suggèrent que l’implication dans des stages de collaboration interculturelle à distance contribue à former des professionnels attentifs aux iniquités en santé et socialement responsables. Les apprentissages rapportés sont comparables à ceux rapportés par des stagiaires ayant réalisé des déplacements transfrontaliers et suggèrent que la mobilité étudiante n’est pas essentielle pour que l’expérience interculturelle en santé mondiale soit enrichissante. Le succès du stage-projet a été fortement associé au dévouement de l’équipe afin que les personnes en situations de handicap puissent appliquer des mesures sanitaires adaptées à leurs capacités.

Références

© SIFEM, 2022