Numéro |
Pédagogie Médicale
Volume 21, Numéro 3, 2020
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Page(s) | 107 - 109 | |
Section | Éditorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/pmed/2020042 | |
Publié en ligne | 3 décembre 2020 |
Du stéréotype à la discrimination, pourquoi sautons-nous le pas ?
From stereotype to discrimination, why are we jumping ahead?
Université libre de Bruxelles, Faculté de médecine,
Bruxelles, Belgique
* Mailto : florence.parent@ulb.ac.be
« Lorsque Madame S. est arrivée aux urgences, elle n’a pas été prise au sérieux. Je suspecte que cela a été causé par son statut d’illégale, de prostituée. En effet, ce ne serait pas la première fois que j’y suis confrontée. Je ne me permets pas de juger le personnel de santé l’ayant pris en charge, je crois même (probablement sans m’en rendre compte) avoir déjà participé à cette déshumanisation, malgré tous mes efforts pour ne pas participer à cette médecine à double vitesse. On a tous déjà entendu : “Roooo ! C’est encore un cas psy” ou “Pfff ! Encore l’alcoolo d’hier”. Hélas, la charge de travail et le manque de soutien du personnel soignant nous forcent à agir ainsi. Mais après l’histoire de Madame S., je décide de reprendre conscience de cela. Il est encore temps de dire “stop” à ce genre de mentalités, il est temps de retrouver le métier social qu’on a choisi d’exercer ».
Cet extrait d’un travail de groupe d’étudiant(e)s dans le cadre d’un cours de médecine sociale [1], construit à partir d’un dispositif de pédagogie par projet recourant notamment à une analyse de pratique professionnelle, vient illustrer la problématique soulevée par Marc-André Lavallée et al. dans l’excellent article qu’ils publient dans ce numéro de la revue [2], « La participation à un stage en communauté, obligatoire et encadré change-t-elle l’attitude des externes en médecine à l’égard des personnes en situation d’itinérance ? », en l’ouvrant.
Car l’ouverture est impérative pour éviter le piège d’une « vulnérabilité soumise au géomètre », en référence à un article d’Estelle Ferrarese [3], qui siérait trop parfaitement à deux des déterminismes de notre pratique médicale. En effet, à celui de la catégorisation sociale s’ajouterait celui de la catégorisation chiffrée, propre au champ du risque et à l’épidémiologie classique.
Une boucle vicieuse implacable ?
Or, la psychologie sociale nous rappelle ce que sont, respectivement, un stéréotype : « l’ensemble des croyances relatives aux caractéristiques des membres d’un groupe » [4] ; un préjugé : « une attitude négative ou une prédisposition à adopter un comportement négatif envers un groupe, ou envers les membres de ce groupe, qui repose sur une généralisation erronée et rigide » [5] ; une discrimination : « comportement négatif à l’égard des membres d’un exogroupe vis-à-vis duquel nous entretenons des préjugés » [6]. Elle précise aussi les relations qui s’établissent entre ces trois phénomènes, telles que la figure 1 les représente.
Il est connu que les croyances et les attitudes peuvent influencer les comportements mais il est aussi possible que des comportements discriminatoires produisent une attitude qui tend à les rationaliser en les transformant en croyances [7].
La boucle serait donc bouclée et le piège parfait.
Revenant à l’exemple qui introduit cet éditorial, c’est à travers des dizaines de témoignages similaires, recueillis au cours de cet enseignement de médecine sociale, ouverts sur des thématiques de tout ordre (personne âgée ; prisonnier ; genre intersexe ; pathologie mentale ; handicap physique ; toxicomanie ; grossesse chez des adolescentes de culture diversifiée ; avortement ; maltraitance ; sida-HIV ; précarité ; migrant ; niveau socio-économique ou éducatif faible ; obésité, etc.) qu’une évidence anthropologique et épistémologique s’est imposée.
Non seulement nous sommes des êtres « catégorisants », mais ces catégorisations, plus profondément, nous structurent en retour, dans une boucle ininterrompue, d’où il résulte que l’on ne sait à qui jeter la pierre, à l’œuf ou à la poule.
Ce besoin de catégorisation a ses raisons et participe de La Raison. Structurer son environnement est nécessaire à la gestion de l’information et, sur un plan cognitif, totalement cohérent. Cependant, si le stéréotype est inévitable, voire nécessaire, et le préjugé dans sa foulée, inhérent aux contextes culturels et aux trajectoires singulières, la problématique devient objectivable quand ceux-ci (stéréotypes et préjugés) se traduisent en phénomènes de discrimination. Le pas, alors, devient éthique car se manifestant dans un agir, qui plus est, pour ce qui nous concerne, un agir-en-santé et donc dans une pratique médicale.
C’est ce dont témoigne Maud Gelly, s’interrogeant, en lien avec son travail de thèse en médecine générale, sur l’exploration de la relation entre des individus qui recourent à un service de santé et ceux qui le leur fournissent : « car si l’accès aux soins ne réduit pas les inégalités sociales de santé, voire les creuse, alors c’est qu’il se passe quelque chose, au cœur même du soin, qui produit de l’inégalité » [8].
Figure 1 Liens entre stéréotypes, préjugés et discrimination. |
Comment s’en sortir ?
Pourrait-on miser sur le levier émancipateur de la pédagogie pour nous confronter à cet « instinct grégaire » que seul le surhumain serait à même de dépasser selon Nietzsche ?
Voyons alors quel serait possiblement le programme.
Travailler à une prise de conscience de l’ampleur et de la profondeur de la problématique, en partant d’une démarche telle que celle proposée dans l’article de Lavallée et al. [2], est assurément nécessaire. Il conviendrait cependant de le faire dans un sens ouvert et en mobilisant de façon critique les ressources de la psychologie sociale et interculturelle [9].
Ce travail de réflexivité sur ses propres comportements, représentations et pratiques professionnelles devrait s’établir dans la durée. Une durée bergsonienne dont rend bien compte la métaphore de la coquille Saint-Jacques qui est comme un arbre : sa coquille est marbrée de stries journalières qui marquent le temps. Elle enregistre tout !
Enfin considérer comme fondamentale la nécessité de développer ses capacités émotionnelles faisant appel au champ de l’intelligence émotionnelle et à la psychologie des émotions pour parvenir à s’affranchir de tels déterminismes. Nos préjugés sont en effet des appâts terribles pour nos émotions [10], le poisson est pris chaque fois !
Une telle perspective en trois actes simultanés nécessite un regard de synthèse, dépassant ce seul point de vue analytique. Il importe alors de s’interroger sur l’épistémologie même de nos connaissances, reconnaissant qu’entre la poule et l’œuf, c’est sans doute au poisson qu’on s’adresse, en tant que dimension émotionnelle qui se fait prendre dans les mailles du filet de ces catégorisations, afin de permettre l’émergence d’un chemin d’individuation qui est le propre du principe d’émancipation.
On choisit de se référer à Gilbert Simondon pour définir cette notion d’individuation. En effet, comme le commentent Bidet et Macé [11], celui-ci a « ouvert une piste décisive en substituant résolument la notion d’“individuation” − c’est-à-dire de constitution infinie, dynamique et ouverte − à celle d’individu. Dans une telle pensée, ce qui “entre en relation”, ce ne sont pas des sujets (ou des objets) finis, étanches, mais des régimes d’individuation qui se rencontrent » permettant de « dissoudre l’isolement du sujet de l’émancipation, de le replacer à l’intérieur d’un milieu ou d’un univers d’altérités qui sont moins le fond sur lequel il se détache − voire la prison à laquelle il s’arrache − que les ressources de sa constitution progressive ».
S’agirait-il alors ici d’un débat de type épistémologie contre épidémiologie, c’est-à-dire une problématique fondée sur nos modes de connaissances plutôt que sur nos connaissances elles-mêmes en matière d’inégalité sociale de santé comme nous le soulevons de façon plus générale dans un article récent [12] ?
Reconnaissons l’ampleur abyssale du problème et la nécessaire « pensée complexe » chère à Edgar Morin, qu’il s’agit de mobiliser au cœur de nos systèmes de santé, reflet-non-en-miroir de nos sociétés et reflet-non-en-miroir de nos êtres profonds. Deux leviers de changement sont toujours possibles, politique et éducatif, l’éducatif devenant politique quand il s’engage sur des finalités transformationnelles émancipatrices.
« (…) Mais après l’histoire de Madame S., je décide de reprendre conscience de cela. Il est encore temps de dire “stop” à ce genre de mentalités, il est temps de retrouver le métier social qu’on a choisi d’exercer ».
Cependant, « ayons pitié de nous-mêmes ». Ce « je » n’est pas autarcique, auto-engendré, autosuffisant… Aidons cet(te) étudiant(e) à cheminer vers ses valeurs profondes en considérant que le débat sur les inégalités sociales de santé au sein des services de soins est fondamentalement, et avant tout, d’ordre épistémologique.
Osons ouvrir la boite de Pandore et reconnaissons tous nos maux. C’est seulement à ce prix, ou par cette opportunité à saisir, que la visée d’une vulnérabilité constitutive, telle qu’elle est développée en philosophie morale et politique contemporaine, dans la perspective de la théorie critique, en tant que « vulnérabilité de l’homme relationnel, […] vulnérabilité à autrui (singulier, collectif ou structure) » [13] pourra prendre le pas sur toutes les formes de vulnérabilité, dont celle du géomètre.
« Généraliser la certitude de [la] vulnérabilité constitutive représente […] le premier pas en direction de l’avènement d’une seule classe de vulnérabilité » [13].
Ce choix fait le pari d’un engagement égalitaire qui porte en lui tous les enjeux de nos démocraties balbutiantes. Il en va d’une conception émancipatrice tant de la santé que de l’éducation.
Références
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© SIFEM, 2020
Liste des figures
Figure 1 Liens entre stéréotypes, préjugés et discrimination. |
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