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Editorial
Numéro
Pédagogie Médicale
Volume 20, Numéro 3, 2019
Page(s) 107 - 109
Section Editorial
DOI https://doi.org/10.1051/pmed/2020019
Publié en ligne 13 mai 2020

Le présent numéro de la revue propose deux contributions relatives à l’utilisation et à l’évaluation de dispositifs pédagogiques s’appuyant sur une approche par le théâtre, en vue de développer les compétences communicationnelles au service de la relation médecin-patient au cours des études de médecine en France. Ces deux expériences, menées respectivement dans les facultés d’Angers et de Toulouse, partent du constat du manque de formation à la communication dans les études de médecine, malgré la nécessité de cette compétence dans la relation thérapeutique et son influence sur la compliance du patient. C’est en poursuivant un objectif de développement contextualisé des compétences que ces deux études, construites sur une démarche méthodologique similaire, utilisent des techniques théâtrales et en montrent les résultats bénéfiques mais aussi les contraintes. Ces dernières font émerger des questions d’ordre épistémologique et méthodologique quant aux modalités et conditions de transfert des techniques artistiques, qui engagent fortement l’humain lorsqu’elles sont utilisées à des fins pédagogiques de développement de compétences relationnelles et émotionnelles.

Bellanger et al. [1] explorent les bénéfices de l’utilisation du théâtre-forum sur deux cohortes étendues d’étudiants en deuxième cycle des études de médecine, pour développer la réflexivité, visant tant la capacité d’introspection que celle de décentration, à l’égard de la communication médecin-patient. Le théâtre-forum, encore appelé théâtre participatif, en tant que catégorie du théâtre-action ou « applied theater », représente une forme détournée du théâtre à des fins de médiation. La méthodologie en a été conçue par Augusto Boal [2,3], essentiellement pour cette fonction à des fins de transformation collective dans la résolution de situations d’injustice sociale, mais aussi conflictuelles ou problématiques. A partir d’un scénario joué habituellement par des comédiens, les spectateurs sont invités par un animateur à intervenir sur la situation pour en changer le cours et l’issue. Le spectateur est donc « spectacteur », terme consacré par Boal, ou selon Rancière [4], un spectateur émancipé, qui depuis sa position d’observateur crée son propre cheminement face au spectacle qui se déroule sous ses yeux. Dans le théâtre-forum, il n’y a donc en principe pas de spectateur passif, pour autant que soit suscité l’engagement de ce dernier. Le théâtre-forum est utilisé ici dans un dispositif pédagogique réflexif, incluant une information préalable et un débriefing en aval de la situation de jeu portant sur l’annonce de diagnostic en oncologie et en psychiatrie.

Cette étude, se basant sur les résultats d’un questionnaire administré aux étudiants, montre un indice de satisfaction important pour ce dispositif qu’ils jugent motivant, concret, réaliste et correspondant bien aux objectifs pédagogiques annoncés, tout en pointant certaines limites, relativement au trop court temps de jeu et au caractère simulé et répétitif de celui-ci. Si l’expérience du théâtre-forum semble inciter les étudiants à adopter une attitude réflexive vis-à-vis de leur pratique médicale et permet de révéler la prise de conscience d’un besoin de formation approfondie à la communication médecin-patient, les auteurs relèvent néanmoins l’impact de certains comportements inadaptés d’étudiants sur la dynamique de groupe et le risque de glissement possible vers la recherche de performance théâtrale ou encore de comportements normatifs. Ces limites sont des leviers pertinents pour exercer la réflexivité individuelle et collective quant aux enjeux de la normativité et/ou de la performance des comportements, au regard de l’implication de soi en tant qu’acteur d’interactions humaines et agent d’une situation donnée.

Le théâtre-forum offre un cadre structurant à condition d’activer ses trois principes de base, à savoir : l’abord d’une problématique perçue comme collective, ce qui induit l’intention d’agir et donne le sens de la réflexion sur l’action (au sens de Schön [5]), la mise en œuvre d’une dynamique par laquelle est appréhendée la situation complexe et qui nourrit la réflexion pendant l’action et, enfin, l’exploitation de l’effet du groupe sur le développement individuel, avec la régulation des conflits sociocognitifs. La qualité de jeu du comédien, autant que la perspicacité d’intervention de l’animateur, agissent respectivement comme facteurs immersifs et médiateurs pour susciter un engagement véritable des participants à prendre un rôle d’agent de changement. Le théâtre-forum peut dans ces conditions être compris comme une micro-stratégie, sous-tendue par une épistémologie de « l’agir en santé » [6]. Le théâtre-forum, même s’il est conçu comme dispositif de médiation, ne se structure pas en jeu de rôle, mais bien en une forme théâtrale artistique, d’où l’importance de la construction du scénario, du jeu d’acteur et d’une scénographie incluant les participants (un dispositif circulaire pour les participants par exemple) pour atteindre un effet immersif cognitif et sensoriel.

Puget et al. [7] proposent quant à eux de documenter l’intérêt d’un dispositif de formation à la communication médicale en utilisant les ressources du théâtre pour développer l’habileté à communiquer. Ce dispositif, proposé à un échantillon restreint d’étudiants également en cours de deuxième cycle, est construit sous forme d’ateliers composés d’un premier temps d’exercices théâtraux, portant sur la voix et la corporalité tout en développant l’écoute, l’empathie, l’attention aux contraintes émotionnelles. L’atelier se poursuit par la simulation d’une consultation médicale, sous forme de jeu de rôle avec observateurs dans lequel chaque apprenant anime une consultation avec un patient simulé par un comédien. Proposer un travail sur l’engagement du corps, du regard, de la voix, dans une approche théâtrale en préambule à des mises en situation avec patient simulé offre aux étudiants la possibilité de faire l’expérience des composantes de la communication.

Le caractère ludique de cette expérience est non négligeable car il permet, pour reprendre les critères de Brougère [8] : un engagement libre et spontané (c’est-à-dire non conditionné, sauf par des règles partagées) dans une fiction, c’est-à-dire un engagement aussi sérieux que dans la réalité mais sans conséquence sur celle-ci, cet engagement restant entier malgré l’incertitude quant à l’issue du jeu. Dans le jeu théâtral comme dans de nombreux autres domaines, l’improvisation est un principe dynamique qui se déploie dans une incorporation intellectuelle et corporelle transformatrice de l’être, de l’agir et du savoir [9]. Elle participe d’une oscillation entre déconstruction et reconstruction de schèmes ou d’habitus, en explorant différentes formes de décalages par rapport à la quotidienneté ou même la ritualité de nos actes. L’investissement de la corporalité dans le jeu d’acteur a d’ailleurs trouvé l’appellation d’extra-quotidienneté par Barba [10]. Il est donc crédible que les effets produits par cette approche théâtrale par effet d’incorporation constituent une forme d’apprentissage intrinsèque, que la mise en situation simulée peut révéler et mobiliser en contexte signifiant cette fois. Tout comme dans le précédent dispositif pédagogique, les auteurs utilisent une méthodologie qui intègre une information préalable et un débriefing en aval (individuel et collectif). Les résultats du questionnaire administré aux étudiants montrent un très fort taux d’adhésion des étudiants pour ce dispositif, qu’ils jugent influent sur leur pratique actuelle et future. Les feedbacks par le patient simulé, l’enseignant et le groupe de pairs ont été jugé bénéfiques en ce qu’ils ont aidé à la prise de conscience des enjeux du déroulement d’une consultation en tête-à-tête, de l’importance de la communication non verbale, de l’exigence de consacrer du temps pour que s’installe une qualité d’écoute avec le patient. Les difficultés pointées sont liées à la gestion de moments potentiellement critiques de la consultation médicale simulée (annoncer un diagnostic, gérer les silences, conclure), ainsi qu’à la confrontation à l’exercice théâtral du regard, autant d’éléments qui se rapportent plutôt à la composante émotionnelle de la communication dans la relation à l’autre. La consultation en tête-à-tête est un « dispositif scénique » frontal au cours duquel il est difficile d’échapper à la proximité du visage de l’autre. L’apport de la philosophie de Lévinas [11] fait voir sous un autre jour le soignant et le soigné, en insistant sur leur vulnérabilité réciproque qui, dans une relation asymétrique, déclenche cette éthique de la responsabilité pour autrui. Depuis une perspective de l’art comme expérience, telle qu’elle est promue par Dewey [12], les exercices théâtraux d’écoute et de perception de l’autre en aveugle, ou de réceptivité à la corporalité de l’autre pendant la consultation simulée, représentent une expérience immersive cognitive et sensorielle perçue comme affectante (aesthésis), qui de ce fait est potentiellement transformatrice.

Tout comme les limites relevées dans le précédent dispositif, tenant plus d’une contingence politique par le risque ou le défi de la normativité et/ou de la performance, les difficultés éprouvées dans cette autre micro-stratégie peuvent constituer les enjeux éducatifs d’une pédagogie visant l’intégration des savoirs, savoir-faire et attitudes professionnelles, pour autant qu’ils s’inscrivent en cohérence avec une macro-stratégie se référant à des modèles de santé humanistes, systémiques, intégratifs et, corollairement, à une approche par compétences intégrative, sous-tendue elle-même par une épistémologie humaniste [13].

Il y a une explication à ce que l’approche par le théâtre présente un intérêt pour divers champs disciplinaires, dont celui de l’éducation, qui tient à une révolution importante du théâtre au milieu du XXe siècle. En effet, en s’émancipant de la littérature, les metteurs en scène ont investi la dramaturgie de l’acteur, sa corporalité, sa corporéité (Artaud, Meyerhold, Grotowski Barba, Fo, …). Un « savoir intime de l’incorporation » prend forme et croise d’autres disciplines pour produire l’anthropologie théâtrale, l’ethno-scénologie, la sociologie de l’art, la pragmatique [14]. Avec les performances studies, Schechner [15] opère un glissement vers une épistémologie de la performance. La consultation médicale, le discours politique, les rituels autant que le concert rock ou la manifestation sociale deviennent objets d’une analyse d’ordre spectaculaire et de type réflexif (doing, showing doing, explaining showing doing). Quelle que soit la performance, elle ne se conçoit pas sans la réception par un public. Le statut du spectateur passif s’efface au profit d’un spectateur impliqué, actif. A l’incorporation pour l’acteur répond une immersion pour le spectateur. Dès lors que le théâtre devient l’enjeu d’interactions humaines, il devient processus de médiation.

Pour certains auteurs comme Gibbons et al. [16], nous sommes face à une nouvelle interdisciplinarité impliquant l’émergence d’une nouvelle forme de savoir, du fait que des mondes différents se rencontrent pour aborder les problèmes complexes d’une société en mutation (monde universitaire, politique, économique, artistique, etc.).

Il existe peu d’études utilisant l’approche artistique dans la formation des professionnels de santé dans une visée interdisciplinaire. Wardavoir et al. [17] évaluent depuis quelques années un séminaire utilisant une approche artistique pour accompagner les étudiants à se confronter à la situation de fin de vie. Dans le cadre de ce travail, ils argumentent que le choix de réaliser les ateliers dans un théâtre correspond à l’objectif d’offrir un cadre fort qui puisse agir comme espace autre, hétérotopique, pour expérimenter autrement, c’est-à-dire par une expérience sensible, le rapport à la fin de vie en tant que futur professionnel de la santé qui y sera confronté. L’idée est de réunir les conditions pour sortir des schémas de pensée et d’actions habituels (habitus), au sens de Bourdieu [18], et espérer décadenasser les comportements normatifs.

L’espace hétérotopique de Foucault [19] apparaît comme la synthèse des conditions du cadre et du dispositif pédagogique pour que l’art puisse constituer une expérience transformatrice et permettre de sortir d’un cadre normatif ou performatif. Un cadre et des conditions où, comme au théâtre, tout est possible, tout peut s’énoncer, se dénoncer, tout peut se rejouer pour faire intelligence collective [20], par déconstruction et reconstruction successives.

Références

  1. Bellanger W, Saint Cricq E, Fayolle AV, Texier-Legendre G, Guelff J, Cade C. La pratique du théâtre-forum pour la formation à la relation en santé. Une expérience exploratoire. Pédagogie Médicale 2019;20:121‐29. https://doi.org/10.1051/pmed/2020011. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  2. Lenel P. Théâtre de l’opprimé et intervention sociale Aux sources de l’éducation populaire ? Agora Débats/Jeunesses 2011;2:89‐104. [CrossRef] [Google Scholar]
  3. Boal A. Jeux pour acteurs et non-acteurs : pratique du Théâtre de l’opprimé (Trad. V Rigot-Müller). Paris : La Découverte, 2011. [Google Scholar]
  4. Rancière J. Le spectateur émancipé. Paris : La Fabrique Editions, 2008. [CrossRef] [Google Scholar]
  5. Schön D. The reflective practitioner. New York: Basic Books, 1983. [Google Scholar]
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  7. Pugnet G, Carayol B, Fourage A, Arlet P, Sailler L, Houze-Cerfon CH et al. De l’art dramatique à l’art de l’entrevue médicale : retour d’une expérience auprès d’étudiants en médecine. 2019;20:131‐39. https://doi.org/10.1051/pmed/2020017. [Google Scholar]
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  17. Wardavoir H, Reynaerts M, Veche AS et al. EOLS, End of Life Seminar, un dispositif d’apprentissage coopératif interdisciplinaire utilisant une approche artistique métaphorique empathique pour appréhender la fin de vie. 2020 (En préparation). [Google Scholar]
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© SIFEM, 2020

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