Accès gratuit
Numéro
Pédagogie Médicale
Volume 18, Numéro 4, Novembre 2017
Page(s) 153 - 160
Section Recherche et perspectives
DOI https://doi.org/10.1051/pmed/2018014
Publié en ligne 12 décembre 2018

© EDP Sciences / Société Internationale Francophone d’Education Médicale, 2018

Contexte et problématique

En France, 58 % des français meurent dans un établissement de santé. Pour les soignants, la mort est largement vécue comme un échec. On parle couramment de « déni de la mort » pour décrire le rapport des sociétés occidentales à la mort [1].

La dimension ontologique de la mort est peu développée dans les recherches médicales. Parler de la mort en termes scientifiques pousse à mettre à distance l’émotion ressentie dans les expériences réelles d’agonie auxquelles les médecins sont confrontés [1]. Dans ces moments, impuissance, tristesse et culpabilité sont souvent mêlées [2].

La formation médicale initiale en France laisse peu de place à la réflexion éthique et philosophique sur la mort. Il est fréquent qu’un interne (étudiant en cursus post-gradué spécialisé) soit confronté à la mort sans l’avoir jamais rencontrée autrement que dans le savoir médical [1]. Les jeunes médecins sont souvent en première ligne pour constater un décès et l’annoncer à la famille. Il est donc légitime de s’interroger sur la façon dont ils vivent cette annonce.

Pourtant, des efforts récents ont été déployés pour appréhender l’annonce d’une mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle « c’est ce qu’un médecin n’a pas envie de dire à un patient qui n’a pas envie de l’entendre » [3]. L’élaboration de guides [4,5], le protocole SPIKES [6], l’intégration de session d’entraînement par le biais de jeux de rôle dans le cursus médical sont autant de modalités développées pour enseigner les compétences communicationnelles nécessaires à l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Néanmoins, si quelques études mettent en évidence l’amélioration de la confiance des praticiens après ces enseignements et la réduction du stress des patients [7,8], il existe encore un réel manque de preuves empiriques et rares sont les études qui se situent dans la perspective du patient [9].

Les internes de médecine générale sont tardivement mis en situation d’autonomie d’exercice en cabinet médical. Leur première confrontation à la mort se passe généralement durant leurs stages hospitaliers. Au cours des groupes d’échanges de pratique qui leur sont proposés en tant que dispositif de formation à la pratique réflexive durant la première année de leur cursus, ce thème est souvent abordé [10]. Ils témoignent que l’annonce du décès d’un proche à sa famille est une démarche émotionnellement douloureuse.

Peu d’études se sont intéressées aux ressentis des internes face à cette expérience délicate. L’objectif de l’étude était de comprendre le vécu et les attentes des internes de médecine générale face à l’annonce d’un décès à la famille.

Méthodes

Nous avons réalisé une enquête qualitative recourant à des entretiens individuels semi-directifs, appropriés pour l’évocation d’un thème aussi intime et difficile que la mort, et pour favoriser la production d’un discours en confiance. Le travail a été développé en respectant les critères formulés dans des recommandations publiées pour la recherche qualitative, en l’occurrence le document « consolidated criteria for reporting qualitative research » (COREQ) [11].

Le guide d’entretien (Tableau I) a été élaboré selon les recommandations de Blanchet et Gotman [12], en s’appuyant notamment sur des études quantitatives réalisées sur le sujet [1315]. La recherche documentaire a été réalisée avec la base de données Pubmed, en utilisant les mots clés suivants : « attitude to death », « internship and residency », « family », « professional-family relations ». Une consultation de Google Scholar et du Système universitaire de documentation (SUDOC) a permis de trouver des articles complémentaires. Enfin, les références citées dans les études précédemment sélectionnées ont été consultées pour enrichir la recherche.

Le guide a été utilisé de façon souple en privilégiant le recours aux questions ouvertes et les relances pour favoriser la production d’un discours. Il a été testé sur deux internes de médecine générale de façon à s’assurer de sa pertinence pour répondre à la question de recherche. Aucune modification significative n’a été apportée à l’issue de ces deux entretiens tests.

Les critères d’inclusion étaient les suivants : être interne de médecine générale en Auvergne et avoir réalisé au moins une annonce de décès à la famille. Le recrutement initial a été effectué selon un échantillonnage « boule de neige », chaque participant donnant trois noms d’internes et leurs coordonnées. L’échantillonnage a été réalisé en variation maximale, selon les critères de diversification définis comme pertinents pour le sujet (âge, sexe, semestres effectués, formation complémentaire et nombre d’annonces de décès réalisées) avec comme enjeux la diversification et la saturation des données. Les internes pressentis ont reçu un courriel leur expliquant les buts de l’étude, les conditions de l’entretien, les garanties de confidentialité et d’anonymat. Les participants ont choisi la date et le lieu de l’entretien. En début d’entrevue, ils ont rempli un formulaire de consentement.

Les entretiens tests ont été analysés et intégrés aux résultats. L’analyse comparative constante a permis de déterminer à quel moment la saturation des données était obtenue. L’analyse thématique s’est appuyée sur la méthode de théorisation ancrée développée par Glaser et Strauss [15]. Après avoir défini les propriétés issues du verbatim, nous avons déterminé les catégories que ces propriétés caractérisaient, l’ensemble étant finalement rassemblé dans la grille de catégorisation des résultats. L’analyse a été menée en parallèle par deux chercheurs (JB et VS).

Les résultats ont ensuite été communiqués aux participants en les interrogeant sur leur représentativité pour s’assurer de leur congruence avec la réalité énoncée par les internes.

Tableau I

Guide d’entretien.

Résultats

Après validation du guide d’entretien par deux entretiens tests, 16 internes, également répartis selon le sexe, l’âge et l’avancée dans le cursus de médecine générale, ont été interrogés entre septembre 2016 et avril 2017, avec une durée d’entretien de 16 à 50 minutes. Les caractéristiques des participants sont décrites dans le tableau II. La saturation des données a été obtenue au 16e entretien, en incluant les deux entretiens tests. Deux entretiens supplémentaires ont permis de la confirmer.

Tableau II

Caractéristiques de la population et des entretiens.

L’interne et la désillusion de la toute-puissance de la médecine

Le décès d’un patient impose une confrontation à la mort qui reste difficile, qualifiée de « tabou » (I11). Quelques internes expriment leur embarras lors de « la confrontation au corps » (I00). Le rapport à la mort est lié à la projection de l’interne sur ses propres expériences du deuil. La représentation de la mort dépend de la sensibilité individuelle et de l’éducation reçue : « c’est pas quelque chose qui est tabou dans ma famille » (I10). La confrontation à la mort génère un sentiment d’impuissance, lié à un « sentiment d’échec » (I2, I11) : « Je ne sais pas si c’est parce qu’on est jeune et qu’on veut tous les soigner » (I15). Cela renvoie à la difficulté à avouer ses « faiblesses », notamment parce que « la formation n’est pas axée dans le sens de l’entraide » (I11). L’interne découvre alors sa responsabilité sur la vie du malade d’où un sentiment de culpabilité : « On se remet beaucoup en question dans ces cas-là : se direest-ce que j’ai bien fait ?” » (I00).

L’interne à l’hôpital : entre inexpérience, responsabilité et interprofessionnalité

L’inexpérience est une difficulté majeure pour l’annonce du décès : les internes y sont confrontés « rapidement » (I9) et déplorent le manque de repères. La mise à distance est difficile : « J’avais les larmes aux yeux, j’avais la voix qui tremblait » (I13). Le jeune âge est un inconvénient pour certains qui craignent « un manque de confiance » (I13) des familles. Pourtant, il n’y a pas de corrélation entre l’aisance de l’interne et son avancée dans le cursus de médecine générale, certains internes de premier semestre étant relativement à l’aise avec l’annonce de décès et d’autres internes en fin de cursus moins à l’aise, et ce indépendamment du nombre d’annonces de décès réalisées.

L’hôpital constitue un milieu protégé et le recours au sénior est sécurisant. L’équipe est une ressource pour l’annonce d’un décès : « je l’ai fait avec une infirmière et ça a aidé » (I16). Cette interprofessionnalité est un atout majeur présenté par la plupart des internes. Néanmoins, le rôle de l’interne est mal défini : certains pensent que « c’est quand même dans notre rôle » (I01), alors que d’autres ne se sentent « pas légitime(s) » (I6, I7, I13).

Pour favoriser la qualité de l’annonce, les internes essaient de réunir des conditions optimales, se mettre « au calme » (I6, I12), mais les locaux sont souvent inadaptés : « Trop d’internes, pas de bureau. Du coup, j’avais pas le choix. Donc je l’ai fait dans le couloir » (I13). La charge de travail constitue une contrainte majeure : « quand on est en garde, qu’il est 4h du matin, et qu’il y a encore je ne sais pas combien de monde à voir, on est toujours un peu stressé. » (I12). Les internes sont parfois « épuisés(s) » (I11) ce qui nuit à la qualité de l’annonce : « parce que j’étais trop fatigué aux urgences, j’ai été robotique et froid » (I13). Le contexte de garde représente la confrontation à l’inconnu car l’interne est appelé « dans des services dont on connaît pas ni les patients ni le fonctionnement ni les équipes » (I01). L’interne se sent alors « moins légitime » (I6).

L’annonce du décès : un moment éprouvant, influencé par les circonstances du décès

L’annonce d’un décès est parfois qualifiée de « tâche un peu ingrate » (I01). Le ressenti peut être très douloureux (« quelle horreur » (I5)), quel que soit le degré d’expérience. Les annonces de décès sont empreintes d’une forte charge émotionnelle : « quand j’ai compris qu’il était mort, j’étais vraiment choqué » (I5). La confrontation à la souffrance des familles est difficile : « ça me donne des frissons rien que d’en parler. C’est indescriptible. J’avais jamais entendu des gens hurler comme ça. J’ai déjà entendu des gens gémir, même hurler de douleur. Là, c’est au-delà de la douleur. C’est indescriptible. Faut vraiment l’entendre pour se dire, effectivement, là, c’est pas un cri de douleur, c’est un cri de désespoir, de déchirement, enfin, plein de choses mélangées à la fois. En fait, je dirai même que c’est violent. Voilà, c’est très violent comme moment » (I9).

Les circonstances du décès sont déterminantes. Les internes préfèrent annoncer des décès attendus tandis qu’un décès brutal génère de « la panique » (I01, I7, I10). L’annonce du décès d’une personne âgée est plus facile. L’apaisement du malade facilite l’acceptation des familles tandis que la souffrance est mal vécue : « Les décès dans la souffrance ça me touche beaucoup, cette incapacité qu’on a des fois, à pas arriver à soulager les gens. » (I9).

Émotions rencontrées par les internes et émergence de mécanisme de défense

Les annonces de décès sont « lourd(es) en émotions » (I9), notamment la tristesse, très largement rapportée. La solitude est prégnante du fait du manque de disponibilité des seniors surtout durant les gardes : « La nuit, tout seul abandonné » (I3). La gêne est parfois mentionnée : « on n’est pas à l’aise avec ça » (I1) provoquant une insatisfaction (« mon annonce, c’était un peu de la m… » (I13)). Presque tous les participants parlent du stress de ces situations pouvant aller jusqu’à la panique : « J’entends un gros bruit, puis plus rien et le téléphone tombe par terre. Je panique, j’étais pas bien. Je me dis « P…, j’ai plié la mamie » (I11). L’inquiétude pour les familles est fréquente lors des annonces téléphoniques. Cette annonce est toujours vécue avec appréhension voire « redoutée » (I16). Quelques participants rapportent de la colère « quand c’est pas attendu, que ça a mal été pris en charge » (I7). Peu d’internes ont cité la satisfaction « de voir qu’on a réussi à entre guillemet apaiser les gens » (I12), mais les remerciements des familles sont retenus comme très gratifiants.

Des mécanismes de défense sont mis en place, comme le détachement, le refoulement, ou la sidération : « Pendant cinq minutes, j’arrivais plus à travailler » (I9). L’un d’eux parle même d’indifférence quand la charge de travail est lourde : « J’en avais plein le c…. Et là, c’était de l’indifférence » (I13). Un interne utilise l’humour pour évoquer ses expériences : « on m’appelait la faucheuse dans le service, parce que j’en ai plié beaucoup » (I13). On observe également la fuite face au corps (« Rester tout seul dans une chambre où il y a un patient mort, je ne resterais pas 10minutes ! » (I14)) ou face à l’annonce (« Donc je remplis le bon et je comptais partir, et l’infirmière me dit ben faut que t’annonces le décès ! ” » (I13)).

La formation de l’interne : des compétences nécessaires à l’annonce de décès

L’internat est une période de formation pour l’annonce d’un décès, sous forme de cours théoriques ou de l’observation de l’annonce par un médecin senior. C’est aussi un apprentissage sur le terrain : les expériences permettent de « progresser » (I11) et « se rendre compte des erreurs qu’on peut faire » (I16). Cela permet de relativiser : « souvent, ça se passe, ça se passe mieux que ce que je pense » (I2). Même les expériences difficiles sont formatrices. La mise à distance devient plus aisée : « j’aurai pu être carrément plus émotif. Et ça m’est pas venu en fait. J’ai pas eu cette boule à la gorge » (I13).

L’annonce d’un décès nécessite des compétences relationnelles et communicationnelles, définies comme « la capacité à construire une relation avec le patient et son entourage, en utilisant dans les différents contextes les habiletés communicationnelles adéquates dans l’intérêt du patient » [16].

La compétence relationnelle indispensable face à l’incertitude des réactions de la famille

La compétence relationnelle est une compétence « générique » pour tous médecins dont la formation est inscrite dans les textes officiels. Il s’agit d’une rencontre soignante développée selon une approche centrée sur le patient [17]. Ainsi, l’anticipation est essentielle au bon déroulement de l’annonce du décès. Les internes préparent l’annonce du décès mais il faut s’adapter « aux réactions qui peuvent parfois être inattendues » (I1). Les réactions de la famille sont imprévisibles : « ça ne se passe jamais comme on avait imaginé » (I15). La famille réagit souvent avec calme mais peut parfois être dans l’incompréhension voire l’agressivité : « j’ai vu le moment où il me mettait son poing dans la gueule » (I12). La colère est « difficile à gérer » (I13). L’annonce d’un décès exige d’être « calme » et « rester humble » parce qu’« on est humain avant tout, avant d’être médecin » (I1). Le professionnalisme implique de reconnaître ses limites : « On ne peut pas tout savoir. Être honnête avec eux » (I11). La disponibilité physique de l’interne est indispensable. L’évaluation de l’état psychologique de la famille permet de reconnaître des facteurs de risque de deuil pathologique.

La compétence communicationnelle : un outil pour une information de qualité

La compétence communicationnelle met en forme l’information et sert la qualité de la relation. Elle procède de capacités qui peuvent être enseignées et apprises telles que le recours aux questions ouvertes, le respect des silences, la reformulation, etc [17]. Selon les internes, l’annonce d’un décès est personnelle ; la plupart préfère une annonce directe en utilisant le mot « mort » : « dire les choses telles qu’elles sont. Il est décédé et pas il est monté au ciel ” » (I10). Une interne préfère le laisser entendre : « Dire j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, qui est pas facile.Et ça suffit » (I3). Les internes éprouvent des difficultés sémantiques pour savoir « quel mot utiliser » (I2). Les silences sont souvent « pesants » : « c’est une grosse difficulté d’avoir en face quelqu’un qui dit rien et qu’on sait que de toute façon, y’a pas grand-chose à dire non plus » (I01). Quelques participants manifestent de l’embarras à clore l’entretien. L’annonce téléphonique dépersonnalise la situation, mais elle est en revanche jugée plus facile par certains internes se sentant « protégé par la distance » (I09).

La compétence émotionnelle : articuler raison et émotion

Le système de formation français n’aborde pas la problématique des émotions et ce sont les expériences d’apprentissage qui permet aux internes de construire des compétences dans ce champ [18] : « j’aurai pu être carrément plus émotif. Et ça m’est pas venu en fait. J’ai pas eu cette boule à la gorge » (I13). En contexte professionnel, les émotions sont des ressources permettant de s’ajuster au niveau individuel et d’optimiser la communication. La mobilisation des ressources émotionnelles permet de s’adapter aux situations de stress et limiter la genèse de problème de santé.

Les attentes des internes

Les difficultés exprimées précédemment par les participants génèrent un certain nombre d’attentes. Les débuts d’internat précipitent l’interne dans un inconnu insécurisant, et l’annonce d’un décès survient rapidement dans ce contexte d’inexpérience. Certains interviewés désirent être informés de ce qui les attend : « Ça c’est la première chose, je pense qu’il faudrait nous avertir ! » (I13). Ils attendent aussi une meilleure définition des rôles. Plusieurs internes souhaiteraient que l’annonce de décès soit faite par les infirmières. « Assister à des annonces » est nécessaire de façon à « se confronter aux réactions de la famille » (I13). L’autonomisation progressive repose aussi sur l’accompagnement de l’interne par un senior lors de ses premières annonces.

Les avis sont divergents concernant une formation à l’annonce d’un décès à la famille. Certains estiment qu’« une formation par un professionnel qui a l’habitude de le faire » (I01) serait utile. Ils expriment la nécessité d’avoir des repères : « Pas nous donner LA solution mais nous proposer des solutions » (I9). Plusieurs interviewés souhaitent une formation sous forme de « mises en situations » (I1, I14). L’une d’elle évoque d’ailleurs un enseignement similaire : « On avait eu un truc pratique avec le Département de médecine générale sur l’annonce d’une maladie grave, donc on rentre un peu dans le même champ. Voilà, on essaie de se mettre dans le truc mais ce n’est pas réel » (I15). D’autres aimeraient bénéficier d’informations administratives afin d’avoir « une petite synthèse de comment ça se passe pour la levée de corps » (I16), pouvant se présenter comme « un petit kit de survie » (« On garde dans la poche, déjà ça rassure l’interne » (I1)). Quelques internes ont un avis différent : « Je ne pense pas qu’un cours théorique aiderait » (I01). Ces participants expliquent que l’apprentissage s’effectue par l’expérience du terrain que chaque individu est unique dans sa façon de faire : « Parce que je pense que chacun le fait à sa sauce en fonction de comment il est lui. Donc je ne suis même pas sûr qu’un cours, ça aide. » (I13)

Tous les participants expriment le besoin d’avoir un temps de parole pour relire l’événement avec un senior : « j’ai été obligée d’en parler à ma chef et lui dire écoute, je l’ai mal vécue ” » (I9), ou avec l’équipe paramédicale (« J’avais besoin d’une petite psychothérapie faite par les infirmières après » (I11). La relecture de l’événement avec les seniors, ressentie comme nécessaire, n’est pas toujours possible « parce que déjà d’une ils n’ont pas le temps. Deux, est-ce qu’ils ont vraiment envie ? » (I15).

Quelques internes évoquent le partage d’expérience qui peut s’effectuer dans le cadre de groupes d’échanges et d’analyse de situations pratiques (GEASP), ou de manière plus informelle à l’internat. Les étudiants en médecine sont effectivement confrontés à des situations parfois « violentes » dès le début de l’externat : « on voit des choses pas faciles. Mais depuis le début, quand on va en stage, quand on s’implique, dès la troisième année on peut voir des trucs » (I15). Ainsi, pour une interne, les groupes d’échanges de pratique pourraient être initiés dès le début des stages hospitaliers : « ça pourrait aider, comme nous les GEASP qu’on fait quand on est interne, de parler de nos cas. Quand on est externe, c’est vrai qu’on n’en parle pas et pourtant on est bien dans les services aussi. » (I15) Un autre participant estime que ces échanges sont plus enrichissants lorsqu’ils ont lieu en dehors du cadre universitaire : « Autant en GEASP, ça ne sert pas à grand-chose je trouve, autant là, les soirées internat juste entre nous, c’est mieux, on n’a pas le médecin thésé qui est là pour nous faire parler. Parce que les seniors, ils ont leur expérience, et c’est assez loin pour eux. » (I16)

Discussion

Principaux résultats

Les résultats de notre étude montrent une réelle souffrance des internes de médecine générale lors de l’annonce d’un décès à la famille. Ils s’estiment insuffisamment préparés à ce type d’annonce. Les contraintes à l’origine de cette souffrance se situent à différents niveaux : individuel, collectif et institutionnel.

À l’échelle individuelle, c’est une expérience vécue douloureusement par l’interne, quel que soit le moment de survenue de cette annonce et le nombre d’annonces déjà réalisées. Il n’y a pas de corrélation entre l’aisance de l’interne et son avancée dans le cursus. Le vécu est donc en partie liée à la sensibilité individuelle, mais dépend aussi des circonstances de décès, et des compétences relationnelles et professionnelles acquises par l’expérience. Ces résultats sont conformes aux données de la littérature : dans une étude, les internes lillois exprimaient dans 59,5 % des cas de la peine et de la compassion lors des annonces de décès [13]. Une étude turque montrait que 65 % des internes ont des difficultés à annoncer un décès, sans corrélation avec l’expérience, et 60 % exprimaient le besoin de se former [14]. Comme dans notre enquête, l’annonce est d’autant plus difficile pour les patients jeunes et les décès inattendus. Les mécanismes de défense n’étaient que peu évoqués dans ces différentes études, sauf la distanciation. Notre travail en a fait émerger de nouveaux : la fuite, le refoulement, le déplacement, l’humour, la sidération, l’indifférence. Ces mécanismes qui « s’instaurent à notre insu, revêtent une fonction adaptative et nous préservent d’une réalité vécue comme intolérable parce que trop douloureuse » [19].

À l’échelle collective, ce sentiment de solitude, rapporté par les internes lors de l’accompagnement de fin de vie ou en garde, est attribué à une formation parfois défaillante et au manque d’encadrement par les seniors, alors même qu’ils travaillent sous la responsabilité de ces derniers. Dans une étude, les internes considéraient d’ailleurs la présence du sénior comme un soutien permettant l’acquisition d’un savoir-faire communicationnel [13]. La transition brutale entre externat et internat entraîne une disproportion entre un savoir-faire insuffisant et des responsabilités parfois lourdes. Les difficultés communicationnelles, relationnelles et professionnelles lors des annonces de décès sont décrites dans l’étude lilloise : 48 % des internes doutaient souvent de la qualité de leur communication lors des annonces de décès, 43 % craignaient souvent les réactions des familles, et 57 % redoutaient parfois leurs propres émotions [13]. Néanmoins, les internes ne perçoivent pas toujours l’intérêt des outils pédagogiques qui leur sont proposés pour améliorer leurs compétences communicationnelles, notamment les jeux de rôle, à l’origine d’un engagement et d’un investissement limité lors des séances. Il est également important d’intégrer le domaine de l’intelligence émotionnelle aux référentiels de compétence des professionnels de santé, qui permet de réduire les symptômes dépressifs et anxieux et le risque de burn out [18].

À l’échelle institutionnelle et sociétale, les internes découvrent à l’hôpital, dans le lieu du soin, les limites de la médecine. Dans une société où la mort est déniée, ils expriment un réel malaise les renvoyant à leurs faiblesses face à la finitude humaine. Cette attitude de non acceptation de la mort est amplement développée dans la littérature. La médicalisation de la mort dans notre société tend à faire passer l’idée qu’une bonne mort doit passer inaperçue [20]. L’intérêt d’une relecture de l’événement avec les jeunes professionnels est importante car la répétition des annonces diagnostiques graves et la confrontation répétée aux décès peut-être à l’origine du burn out des soignants [21], d’autant plus que certains internes n’osent pas en parler, par peur, par honte ou par orgueil.

Forces et limites de l’étude

L’étude réalisée répond aux critères de qualité des processus d’analyse de la recherche interprétative développés par Lincoln et Guba en 1985. En effet, dans notre étude, la crédibilité, c’est-à-dire la congruence entre le sens réel et le sens dégagé par la chercheuse, est assuré par l’imprégnation de la chercheuse sur le terrain et par la triangulation des données. Les résultats de l’enquête ont été communiqués aux participants pour leur validation. Seuls deux internes ont répondu, et se sentaient « parfaitement représenté par ce travail et même certains internes ont dit des phrases que je n’ai pas prononcé mais que j’ai ressenti » (I9). La triangulation des données satisfait également un autre critère de qualité, celui de la constance interne, visant « l’indépendance des observations et des interprétations par rapport à des variations accidentelles ou systématiques » [22].

La transférabilité des résultats est garantie par l’échantillonnage raisonné à variation maximale permettant d’obtenir un panel diversifié d’internes. Cependant, les internes sont issus d’une seule région et les résultats ne sont donc pas généralisables à l’ensemble des internes de France, la formation obéissant à des spécificités régionales et les internes de spécialité pouvant avoir des problématiques différentes.

La minimisation des biais a permis de certifier la fiabilité des propos recueillis. Par sa proximité avec les enquêtés, une interne ayant achevé sa formation, a permis de lever le biais d’inhibition et d’obtenir des témoignages authentiques. Un biais de mémorisation reste possible, certains internes en fin de cursus évoquant une expérience de premier semestre. Le choix d’un lieu familier à l’interne et l’absence de témoins était de nature à favoriser la parole. Si l’approche qualitative est appropriée à l’étude d’un sujet peu exploré, sa réalisation par une chercheuse formée à la recherche qualitative mais avec une expérience limitée à la pratique de l’interview, constitue la principale limite.

Perspectives

Grâce à la richesse et la sincérité des propos que nous avons collectés, plusieurs perspectives pourraient être proposées aux internes. Des repères théoriques permettent de limiter l’impact émotionnel de l’annonce de décès, y compris pour les médecins 20. En effet, plusieurs internes suggèrent l’utilisation d’un guide dédié au constat et à l’annonce d’un décès, comme dans le livre « On call : principles and protocols » [23] largement utilisé par les internes américains.

Les formations associant sessions didactiques, jeux de rôles évalués par des médecins seniors et réflexions collectives sont jugées utiles par les internes dans toutes les études réalisées, leur offrant la possibilité de s’entraîner avant d’y être confrontés dans la vie réelle [24]. Un meilleur encadrement en stage, une autonomisation progressive et une définition préalable des rôles de chacun sont nécessaires.

Plusieurs internes expriment le besoin d’exprimer leurs émotions. Les groupes d’entraînement à l’analyse de situations pratiques trouvent ainsi leur sens permettant aux internes une relecture de l’événement sous la conduite d’un médecin expérimenté. Cela permet également au tuteur de repérer les souffrances individuelles pour apporter son aide. La reconsidération de la mort dans une perspective anthropologique et philosophique est également nécessaire.

Cette relecture de la situation joue un véritable rôle dans la formation des internes et s’intègre dans le cadre de la didactique professionnelle, enseignement développé par Pastré pour former par et pour l’activité [25]. En effet, on assiste à une mutation du cadre conceptuel pédagogique d’une approche conventionnelle, centrée sur l’enseignant, à une approche alternative centrée sur l’apprenant, avec une perspective cognitiviste de l’apprentissage visant l’acquisition de compétences. Cela fait intervenir deux modalités spécifiques de l’enseignement en contexte de stage que sont le modèle de rôle et la supervision, qui mettent en interaction le patient, l’enseignant et l’étudiant. Dans le modèle de rôle, l’enseignant observe le clinicien en exercice clinique de rôle, tandis qu’il a permutation des rôles dans la supervision, ce qui permet de guider l’étudiant dans sa pratique [26].

Conclusion

« Ça a été le moment le plus traumatisant de mon internat ». L’annonce d’un décès à la famille constitue pour l’interne un moment chargé d’émotions, où se mêlent tristesse, solitude, doute, gêne, stress, insatisfaction ; parfois colère et frustration. Des mécanismes de défense s’installent pour protéger l’interne d’une réalité difficile. Le vécu de l’annonce dépend de la sensibilité individuelle, des circonstances du décès, des contraintes organisationnelles et des réactions de la famille. La confrontation à la souffrance des familles est parfois vécue avec violence par l’interne.

Certaines difficultés majeures émergent de notre étude. L’annonce du décès brise l’illusion de la toute-puissance de la médecine, à l’origine de sentiments d’impuissance et de culpabilité. L’interne à l’hôpital occupe une position inconfortable, entre inexpérience et responsabilité. L’annonce de décès impose l’acquisition de compétences relationnelles et professionnelles, souvent manquantes en début d’internat, et l’encadrement est insuffisant, avec un sentiment de solitude prégnant.

Les internes attendent des repères théoriques concernant l’annonce de décès, mais surtout une relecture de l’événement avec l’apport de l’expérience de pairs, d’où un réel intérêt des GEASP. C’est dans ses situations que le modèle de rôle et la supervision prennent leur sens, pour guider l’étudiant dans son développement professionnel et l’accompagner dans l’acquisition de compétences.

Contributions

Juliette Bonin et Virginie Sagot ont défini le sujet de recherche et les modalités de l’étude. Les interviews ont été réalisées et analysés par Juliette Bonin, et la double analyse a été faite par Virginie Sagot. Juliette Bonin a rédigé la première version du manuscrit et Virginie Sagot, Philippe Vorilhon et Yves Michelin ont contribué à la rédaction en réalisant une lecture critique du manuscrit.

Conflits d’intérêts

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Approbation éthique

L’étude a reçu un avis favorable du Comité de protection des personnes de la Région Sud-Est VI le 29 septembre 2016.

Remerciements

Nous remercions tous les internes qui ont acceptés de participer aux entretiens et de nous faire partager leurs expériences, ainsi que Nathalie Pinol Domenech pour nous avoir aidés dans la recherche documentaire.

Références

  1. Le Coz P. Le médecin et la mort. Approches éthique et philosophique. Paris : Vuibert, 2006. [Google Scholar]
  2. Ladevèze M, Levasseur G. Le médecin généraliste et la mort de ses patients. Prat Organ Soins 2010;41:65‐72. [Google Scholar]
  3. Alby N. Psychologie de l’enfant Leucémique et de sa famille. Presse Med 1983;40:2503‐5. [Google Scholar]
  4. Buckman R. S’asseoir pour parler : l’art de communiquer de mauvaises nouvelles aux malades : guide du professionnel de santé. Paris : Masson, 2001. [Google Scholar]
  5. Haute Autorité de Santé – Annoncer une mauvaise nouvelle. Paris : HAS, 2008 [En ligne] Disponible sur https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2008-10/mauvaisenouvelle_vf.pdf. [Google Scholar]
  6. Baile F, Buckman R, Lenzi R, Glober G, Beale E, Kudelka A. SPIKES – A six-step protocol for delivering bad news: application to the patient with cancer. The Oncologist 2000;4:302‐11. [Google Scholar]
  7. Alelwani SM, Ahmed YA. Medical training for communication of bad news: a literature review. J Edu Health Promot 2014;3:51. [Google Scholar]
  8. Rosenbaum M, Kristi F, Jeffrey L. Teaching medical students and residents skills for delivering bad news: a review of strategies. Acad Med 2004;79:107. [Google Scholar]
  9. Ptacek JT, Eberhardt TL. Breaking bad news. a review of the literature. JAMA 1996;276:496‐502. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  10. Cohen Scali J, Seguret P, Lambert P, Amouyal M. Les groupes d’échanges de pratiques tutorés pendant l’internat de médecine générale : modalités pratiques, pertinence pédagogique et perspectives pour l’enseignement. Exercer 2013;107:126‐30. [Google Scholar]
  11. Tong A, Sainsbury P, Craig J. Consolidated criteria for reporting qualitative research (COREQ): a 32-item checklist for interviews and focus groups. Int J Qual Health Care 2007;19:349‐57. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  12. Blanchet A, Gotman A. L’entretien. Paris : Armand Colin, 2007. [Google Scholar]
  13. Assez N, Quievre C, Pokladnik K, Hubert H, Wiel E, Rosenstrauch C. L’annonce de la mort : une épreuve difficile pour les jeunes médecins. Enquête auprès de 42 internes et médecins « juniors ». Annales françaises de médecine d’urgence 2011;2:9-18. [Google Scholar]
  14. Celik GK, Dogan NO, Gunaydin GP, Ozturk ZS, Temrel TA, Sener A et al. Evaluation of residents’ thoughts about giving the news of death. J Pak Med Assoc 2014;64:390‐393. [Google Scholar]
  15. Glaser B, Strauss L. The discovery of grounded theory: strategies for qualitative research. Chicago: Aldine Publishing, 1967. [Google Scholar]
  16. Compagnon L, Bail P, Huez J, Stalnikiewicz B, Ghasarossian C, Zerbib Y, et al. Définitions et descriptions des compétences en médecine générale. Exercer 2013;108:148‐55. [Google Scholar]
  17. Perdrix C, Gocko X, Plotton C. La relation médecin-patient. Exercer 2017;132:187‐8. [Google Scholar]
  18. Parent F, Jouquan J, Kerkhove L, Jaffrelot M, Ketele JM. Intégration du concept d’intelligence émotionnelle à la logique de l’approche pédagogique par compétences dans les curriculums de formation en santé. Pédagogie Médicale 2012;13:183‐201. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  19. Ruszniewski M. Face à la maladie grave : patients, familles, soignants. Paris : Dunod, 2004. [Google Scholar]
  20. Laborie J.-M., Haegel A, Carli P. L’annonce à la famille d’un décès dans le contexte des urgences hospitalières et pré-hospitalières. Journal Européen des Urgences 2002;15:5‐14. [Google Scholar]
  21. Blanchard P, Truchot D, Albiges-Sauvin L, Dewas S, Pointreau Y, Rodrigues M. et al. Prevalence and causes of burnout amongst oncology residents: a comprehensive nationwide cross-sectional study. Eur J Cancer 2010;46:2708‐15. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  22. Gohier C. De la démarcation entre critères d’ordre scientifique et d’ordre éthique en recherche interprétative. Recherches qualitatives 2004;24:3‐17. [Google Scholar]
  23. Marshall S, Ruedy J. On call principles and protocols. Chatswood (Australia): Elsevier Health Sciences, 2010. [Google Scholar]
  24. Shoenberger J, Yeghiazarian S, Rios C, Henderson S. Death notification in the emergency department: survivors and physicians. West J Emerg Med 2013;14:181‐5. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  25. Tourmen C. Usages de la didactique professionnelle en formation : principes et évolutions. Savoirs, 2014;36:9‐40. [CrossRef] [Google Scholar]
  26. Chamberland M, Hivon R. Les compétences de l’enseignant clinicien et le modèle de rôle en formation clinique. Pédagogie Médicale 2005;6:98‐111. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]

Citation de l’article : Bonin J., Sagot V., Vorilhon P., Michelin Y., L’annonce d’un décès à la famille : vécu des internes de médecine générale et perspectives d’amélioration. Pédagogie Médicale 2017:18;153-160

Liste des tableaux

Tableau I

Guide d’entretien.

Tableau II

Caractéristiques de la population et des entretiens.

Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.

Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.

Le chargement des statistiques peut être long.