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Numéro
Pédagogie Médicale
Volume 23, Numéro 3, 2022
Page(s) 173 - 175
Section Lettre à la Rédaction
DOI https://doi.org/10.1051/pmed/2022027
Publié en ligne 28 septembre 2022

J’ai commencé à pratiquer la médecine familiale en 1978. Je venais tout juste d’avoir 24 ans et j’en ai maintenant 66. Après 42 ans à soigner une clientèle de 800 patients, j’ai la profonde certitude que ces relations, tissées au fil du temps, cette traversée commune de nos vies, partage de complicité et de savoirs, d’affection et de confiance, ont été souvent de meilleures alliées pour soulager la souffrance que ma science et mes médicaments.

Une de mes patientes, maintenant âgée de 93 ans, suivie depuis sa ménopause survenue à 52 ans, me disait : « Il faudrait bien que je meure avant que tu prennes ta retraite, car je n’ai pas envie de me réhabituer à quelqu’un d’autre. »

En 2005, à la faveur de la délocalisation d’une faculté de médecine dans un campus régional de l’Université de Montréal dans la région où j’habite, je me suis, avec bonheur, impliquée dans la formation des étudiants en médecine, depuis le cursus préclinique jusqu’à la résidence en médecine familiale, en intégrant aussi dans mon mandat les cours d’éthique et la formation en pédagogie des enseignants.

Dans mon parcours professionnel de 1995 à 2008, j’ai été responsable du service de gériatrie dans un établissement d’un arrondissement d’environ 50 000 habitants. Durant cette période, le cœur de mes préoccupations a été le maintien de l’autonomie fonctionnelle, d’une qualité de vie, de soins appropriés à la singularité de chaque personne, à son projet de vie, en incluant ses proches.

D’ailleurs, à cette époque, nous avions introduit comme nouvelle pratique la discussion des niveaux de soins ou niveaux d’intervention médicale. Cette pratique s’est progressivement installée dans les établissements de soins : centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD, équivalents des établissements d’hospitalisation pour personnes âgées dépendantes – EHPAD – en France), services d’urgence et d’hospitalisations et soins à domicile.

La pandémie de Covid-19 avec sa pression sur le système de santé, incluant l’hypothèse qu’il puisse devenir nécessaire d’avoir à « choisir » parmi les patients ceux qui auraient accès aux soins intensifs, a « forcé » à rediscuter des niveaux d’intervention médicale, particulièrement chez la clientèle fragilisée, plus à risque de décès.

Au cours de ces conversations avec les patients ou leurs proches, où nous nous questionnons sur les soins à prodiguer, se soulèvent des questions éthiques complexes.

Comment décider du sort d’une vie qui apparaît soudainement fragile et trop brève, sans succomber aux écueils de l’espoir vain ou à l’acharnement thérapeutique ?

Mon propos au terme de ces mois de confinement porte sur la mort : sur toutes et chacune de ces morts, les unes et les autres comptabilisées en statistiques dans le décompte des ravages de la pandémie au Québec. J’évoque ces questionnements, les miens, à partir de ce que j’ai observé et vécu au cours de la première vague, en écho à ma double expérience de médecin et d’enseignante dans une clinique universitaire de médecine familiale avec les résidents.

Pendant la première phase de la pandémie, il y a eu un réaménagement des services de soins à la clinique universitaire où je travaille. Je m’y suis vue confier la majorité des supervisions directes des résidents, alors que tous les rendez-vous ont basculé en télé-médecine. J’ai été en contact étroit et soutenu avec les résidents en tant que pédagogue. Il leur a été demandé de refaire une discussion sur les niveaux de soins pour leurs patients suivis à domicile, par téléphone, pour éviter d’exposer ces patients au coronavirus. Cette discussion devenait nécessaire vu l’absence de traitement reconnu pour la Covid-19.

J’ai été surprise de constater, dans certaines situations, que des patients atteints de maladies chroniques compliquées de morbidités et de défaillances multiples souhaitent une réanimation ainsi qu’une intensité maximale de soins ou encore que des proches aidants choisissent un transfert à l’hôpital pour leur proche victime de troubles neuro-cognitifs avancés avec des troubles du comportement. Peut-on penser que, dans ce contexte, on pourra assurer une mort douce, digne et sans souffrances ?

Devant l’avalanche de décès survenus dans nos établissements de soins de longue durée, le débat soulevé au Québec s’est cristallisé autour du manque criant de personnel dans ces établissements, de l’âgisme, de l’horreur des décès massifs, dont la responsabilité a été imputée aux choix politiques des années précédant la crise de la pandémie.

Les ratés de départ, marqués entre autres par le manque de connaissances sur le mode de transmission, l’insuffisance des équipements personnels de protection individuels et la mobilité du personnel, sont notamment en cause dans les éclosions de cas dans les établissements, où les taux de décès ont parfois atteint 50 %.

En réaction, pour assurer la sécurité et la protection des résidents (certains affirment que c’est plutôt pour celle des bien-portants), on a interdit les visites et privé ces personnes de leurs proches en ces derniers moments de leur vie, les laissant mourir seul, sans l’accompagnement de l’amour des leurs, et induisant des deuils difficiles pour les familles. Nous avons à nous questionner sur la justesse de ces décisions au regard des vagues successives observées depuis.

Ces personnes avaient été admises en CHSLD parce qu’elles étaient très malades et leur espérance de vie à moyen et court terme était déjà très limitée. Pourtant, dans le cadre du débat social qui a suivi, on s’est beaucoup écrié devant ces décès survenus de façon massive et soudaine, comme s’il n’était pas normal de mourir un jour au terme de la vieillesse et de la maladie.

Tout-à-coup, la pandémie de Covid-19 nous a rappelé que la mort est une part intégrante de la vie, la dernière étape, et qu’à certains moments la médecine n’y peut rien.

Pédagogiquement nous préparons nos apprenants à exercer, en général avec compétence, la médecine basée sur la science. C’est la partie facile de la formation : guides de pratiques, articles et références multiples sont à notre disposition. Éthiquement, dans quelle mesure enseigne-t-on à nos futurs médecins à soigner et à accompagner l’Être ? [1]. Comment apprendre à soigner, au-delà du corps malade, le cœur et l’âme bouleversés par la souffrance ? Comment inviter à faire la paix avec l’impuissance, la solitude et la détresse générées par cette incapacité à guérir qui conduit trop souvent à abandonner les patients dans une société où la mort est occultée ? [2].

Comment apprendre à faire face et à accueillir la mort à l’heure qui lui est due, sans la repousser par des moyens techniques inusités, inappropriés ou disproportionnés ?

Cependant, cette discussion, qu’on souhaite libre, humaine et gratifiante, doit prendre en compte le rapport à la mort, les perceptions, les valeurs et les croyances du médecin qui doit les reconnaître parce que cela interfère avec le projet de vie du patient et l’accompagnement indéfectible qui incombe au médecin envers son patient.

J’ai observé les résidents discuter des niveaux de soins avec les patients ou leurs proches, et arriver à des décisions qui n’étaient pas en adéquation avec la réalité clinique du patient, par exemple en optant pour un niveau de soins demandant un transfert en soins intensifs avec intubation chez un patient avec une bronchopneumopathie chronique obstructive en phase terminale, compliquée d’une surinfection au Coronavirus.

Est-ce que cela fait du sens ? Est-ce que c’est un traitement approprié ? Est-ce garant d’une mort digne et sans souffrances ?

Comme pédagogue, j’ai tenté d’agir au cœur de mon enseignement en cohérence avec ce qui fait sens pour moi. Tout au long de ma pratique, cette médecine adaptée à la singularité de chaque être humain a été au centre de mes valeurs, en lien avec la fidélité à l’essence de mon métier de soignante : prendre soin de la vie, celle qui a été, celle qui est et celle qui, à un moment donné, s’achève.

Je reviens à ce « prendre soin de l’Être ». Est-ce que le modèle de rôle que j’ai essayé d’être a eu un impact et a été un enseignement pour les résidents ? Je l’espère. Apprendre à être ne pourrait avoir de sens dans des mots vides d’actions.

C’est ce qui me préoccupe, dans les derniers moments de mon parcours professionnel, alors qu’avec le recul de ces 42 ans, refont surface les réminiscences de ma souffrance dans le face-à-face, avec l’impuissance et les insomnies qui l’ont accompagnée. Comment transmettre et enseigner à mes résidents une manière d’accueillir en soi cette souffrance et d’y rejoindre notre humanité la plus profonde et cette possibilité d’Être ?

Comment s’approcher d’une juste humilité face au pouvoir de guérison de la médecine et être rempli de gratitude quand nos interventions ont favorisé la guérison ?

Comment développer cette présence engagée, pleine de tendresse et de ce qu’il y a de meilleur en nous, à l’heure d’accompagner chaque vie qui s’achève ainsi que dans notre travail quotidien de médecin.

La mort a été évacuée du paysage social et du paysage médical au cours des dernières décennies pour être reléguée dans la sphère des soins palliatifs.

Aujourd’hui en effet, on meurt le plus souvent en établissement plutôt que chez soi. Si les conventions de travail le permettent, après quelques jours de congé, on s’attend à ce que l’endeuillé reprenne le travail comme si rien n’avait été bouleversé dans sa vie. Le port du violet et du noir comme marqueurs sociaux du deuil ne font plus partie des coutumes. Le corps est incinéré et les rites funéraires très souvent réduits à quelques heures. La mort a disparu de la scène publique.

Ainsi, les nombreux décès survenus dans nos CHSLD ont soulevé l’indignation. Est-ce qu’une pédagogie de confrontation avec la mort devrait faire partie de notre enseignement ?

Une pédagogie de la mort ? Sans doute une autre appellation que celle-ci devrait-elle être de mise. Mais il me semble qu’il serait temps d’enseigner à apprivoiser la mort, à la respecter, à l’accueillir et à l’accompagner quand la médecine a atteint ses limites, à soigner chez l’Autre et en soi l’impuissance et à accepter notre commune finitude.

Il est temps de réapprendre la puissance du lien, du partage d’une même humanité dans cet espace-temps de la fin. Soigner ses propres angoisses face à la mort, intégrer l’impuissance, retrouver l’humilité, cette humilité et cet émerveillement face au profond mystère de la vie, de ses injustices et de sa grandeur.

Présence à soi, présence à l’autre : pédagogie de l’Être dans ses dimensions biologiques, psycho-sociales et spirituelles, pour que la vie, la maladie et la mort soient porteuses de sens, à la fois pour les patients et pour les soignants qui les accompagnent.

Il faudra du courage pour y arriver…

En écrivant à deux mains les dernières pages de cette histoire partagée, j’ai le sentiment que quand le point final sera posé, j’aurai contribué à cette œuvre grandiose : celle de la vie de quelqu’un d’autre [3].

Références

  1. Leloup J-Y. Prendre soin de l’être : Philon et les thérapeutes d’Alexandrie. Paris : Albin Michel, 1999. [Google Scholar]
  2. Lafontaine C. La société post-mortelle : la mort, l’individu et le lien social à l’ère des techno-sciences. Paris : Seuil, 2004. [Google Scholar]
  3. Frank AW. The Wounded storyteller: body, illness & ethics (2nd ed.). Chicago (IL): University of Chicago Press, 2013. [Google Scholar]

Citation de l’article : Une pédagogie de l’éthique face à l’impuissance devant la mort en temps de pandémie. Pédagogie Médicale 2022:23;173-175


© SIFEM, 2022

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