Numéro |
Pédagogie Médicale
Volume 24, Numéro 1, 2023
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Page(s) | 41 - 49 | |
Section | Recherche et Perspectives | |
DOI | https://doi.org/10.1051/pmed/2022036 | |
Publié en ligne | 22 février 2023 |
Intérêt d’un dispositif pédagogique de type Jigsaw ou « classe puzzle » en formation initiale d’orthophonie
Effectiveness of a Jigsaw-type pedagogical device (or “puzzle class”) in initial speech therapy training
1
Département universitaire d’enseignement et de formation en orthophonie (DUEFO), Faculté de médecine, Site Pitié-Salpêtrière, Paris, France
2
Service d’oto-rhino-laryngologie (ORL), Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Sorbonne Université, Paris, France
* Correspondance et offprints : Stéphanie BOREL, Département universitaire d’enseignement et de formation en orthophonie (DUEFO), Sorbonne Université, 91 boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France. Mailto : stephanie.borel@sorbonne-universite.fr.
Reçu :
14
Décembre
2021
commentaires éditoriaux formulés aux auteurs le 17 mars et le 26 novembre 2022 ;
Accepté :
27
Novembre
2022
Contexte : La méthode Jigsaw ou « classe puzzle » est une approche pédagogique développée aux États-Unis qui redéfinit les rôles de chacun, enseignants et apprenants, dans l’apprentissage. Nous l’avons appliquée à la formation à la lecture labiale des étudiantes de troisième année d’orthophonie. But : Le but était d’évaluer l’efficacité en termes d’amélioration des compétences et la perception de l’intérêt pédagogique de cette méthode par les étudiantes de troisième année du premier cycle d’études en orthophonie. Cet enseignement a été proposé en visioconférence pendant la crise sanitaire. Méthodes : Six groupes de 18 étudiantes ont participé aux enseignements sous forme de deux séances de travaux dirigés. L’évaluation et l’auto-évaluation de la lecture labiale, ainsi que le retour sur le procédé pédagogique ont été recueillis de façon anonyme. Résultats : La compétence en lecture labiale et le sentiment d’auto-efficacité s’améliorent après les deux séances de travaux dirigés. Le procédé pédagogique est jugé intéressant, dynamique et concret par les étudiantes. Conclusion : L’approche Jigsaw a permis de rendre l’enseignement de lecture labiale plus vivant et d’améliorer les compétences des étudiantes de troisième année d’orthophonie. Des études ultérieures permettront de comparer l’efficacité de cette approche par rapport aux méthodes pédagogiques traditionnellement utilisées en formation paramédicale, à savoir l’enseignement magistral et les travaux dirigés axés sur la discussion de cas cliniques.
Abstract
Context: The Jigsaw method is a teaching approach developed in the United States. It redefines the roles of both teachers and students. This teaching method was assessed in the context of lip-reading training course for third-year students enrolled in speech and language pathology program. Due to the health crisis, the teaching was done by videoconference. Aim: The aim of this study was to evaluate the improvement in lip-reading skills of the students and to assess their satisfaction of the Jigsaw method. Methods: Six groups of 18 students followed the course organized in two sessions. Evaluation and self-evaluation of lip-reading skills, as well as feedback on the pedagogical method, were collected anonymously. Results: Lip-reading competence and self-efficacy improved after the course. Students judged the Jigsaw method as interesting, dynamic and concrete. Conclusion: The Jigsaw method was successful in making lip-reading courses more dynamic, and in improving the lip-reading skills of third-year speech-language pathology students. Future studies will compare the efficacy of this approach with traditional teaching methods used in paramedical education, clinical case study and lecture course.
Mots clés : classe puzzle / pédagogie / orthophonie
Key words: Jigsaw method / pedagogy / speech therapy
© SIFEM, 2023
Introduction
Contexte et problématique
La pédagogie en « classe puzzle »
La méthode Jigsaw, dite de la « classe puzzle », est née aux États-Unis à la fin de la ségrégation raciale dans ce pays. Alors que des jeunes d’origines différentes ont été réunis dans les mêmes classes dans un climat de tension et de rivalité, il est apparu nécessaire de trouver une pédagogie appelant à la coopération et à l’entraide. C’est Elliot Aronson [1], psychologue social américain, qui a introduit dans les années 1970 ce dispositif pédagogique.
La méthode est composée de plusieurs étapes. Il s’agit d’abord de former plusieurs groupes puzzles de cinq élèves. L’enseignant divise le sujet à traiter en un même nombre de segments. Chaque élève du groupe est chargé d’étudier un segment en particulier et en devient alors « l’expert ». Dans un premier temps, les experts travaillent individuellement. Puis ils sont réunis pour confronter leur compréhension réciproque des connaissances de leurs parties respectives. Enfin, les groupes puzzle se réunissent à nouveau et donnent la parole à chaque expert, avant un temps d’échange. Les élèves s’enseignent mutuellement en lien avec les sections sur lesquelles ils ont travaillé et le groupe synthétise ce qu’il a appris. Un exemple est donné en figure 1. Ainsi, chaque élève est à la fois autonome car il doit comprendre le sujet qui lui a été attribué et le transmettre aux autres, mais il est également dépendant de ses pairs dans sa progression. Le groupe restreint favorise la dynamique de groupe [2] et, dans sa dimension sociale, devient un facteur de motivation. La taille optimale d’un groupe restreint dépend de la tâche à effectuer. Dans l’expérience originelle, des groupes de six personnes étaient constitués mais, selon les expériences publiées, les tailles de groupe peuvent légèrement varier.
Cette méthode coopérative favorise le partage propice au conflit socio-cognitif car il s’agit pour chaque étudiant de maîtriser les concepts de sa section mais également de développer la meilleure stratégie pour transmettre ce qu’il a appris aux autres étudiants de son groupe puzzle d’origine. Bien qu’expert d’une seule partie, chaque étudiant peut néanmoins être évalué sur l’ensemble des sections du sujet [3]. Tout comme la pédagogie par projet ou par résolution de problème, la classe puzzle se distingue donc de l’approche transmissive puisqu’elle place l’élève en situation active. Néanmoins, la particularité de la classe puzzle est qu’elle valorise l’interdépendance positive et la responsabilisation de chaque élève. En effet, chacun des participants doit s’impliquer s’il veut encourager la réussite du projet, autant individuelle que collective. Encore peu utilisée dans le cadre de la pédagogie médicale et paramédicale, cette approche pourrait rompre avec les nombreux cours magistraux, jugés peu stimulants par les étudiants en santé, surtout durant la crise sanitaire du Covid-19, période de recours massif aux enseignements à distance, durant laquelle les données de cette étude ont été recueillies.
Les quelques expériences Jigsaw en pédagogie médicale mentionnées dans la littérature portent sur l’enseignement en médecine, pharmacie ou odontologie [4–8]. Entre 2014 et 2020, toutes attestent d’un réel attrait des étudiants en santé pour l’approche pédagogique en puzzle [4–8]. Ainsi, une telle approche permet d’augmenter le sentiment d’auto-efficacité [5] (pharmacie), la motivation [6] (urologie) voire le plaisir d’apprendre [4] (anatomie abdominale). En outre, elle encourage la pensée critique et stimule les compétences en résolution de problèmes [5,8] et les capacités d’écoute et de communication [5]. L’amélioration des connaissances après une approche Jigsaw a été démontrée [4,7,8]. Néanmoins, les rares études ayant comparé une approche traditionnelle à une pédagogie en puzzle ont rapporté des résultats contrastés. Goolsarran et al. [8] ont comparé l’amélioration des compétences en raisonnement clinique d’étudiants en médecine interne par une approche en petit groupe et une approche Jigsaw. Les résultats étaient en faveur de la méthode Jigsaw. À l’inverse, Wilson et al. [5] ont montré une plus forte augmentation des connaissances avec un cours magistral qu’avec la classe puzzle auprès d’étudiants en pharmacie. Quant à Sagsoz et al. [9], en odontologie, et Charlier et al. [10], en techniques de réanimation cardio-respiratoire, ils n’ont trouvé aucune différence entre la méthode Jigsaw et une méthode traditionnelle. Par ailleurs, le maintien des connaissances à long terme avec la méthode Jigsaw a été mis en évidence par Goolsarran et al. [8] mais pas par Oakes et al. [4]. Enfin, l’étude récente de Majewska et Vereen [11] pointe l’intérêt de la méthode Jigsaw dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19 et de l’usage massif du télé-enseignement. Les auteurs y voient un moyen de maintenir les interactions et la socialisation entre les étudiants.
C’est justement dans ce contexte de crise sanitaire et de recours aux nombreux enseignements à distance que nous avons souhaité proposer aux étudiants de troisième année d’orthophonie deux séances de travaux dirigés (TD) organisés selon la méthode Jigsaw et en mesurer l’efficacité sur la maîtrise d’une technique orthophonique précise : la lecture labiale. Aucune étude à notre connaissance n’a jusqu’à présent été publiée sur la méthode Jigsaw dans le champ des sciences de la rééducation ou de la réadaptation.
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Fig. 1 Synthèse des trois étapes proposées aux étudiantes. L’ensemble des six planches (A à F) permet d’avoir une vision d’ensemble des informations à transmettre au patient et des deux classifications principales de lecture labiale. |
La formation en orthophonie
La pratique de l’orthophonie vise la promotion de la santé et la prévention en recourant au bilan orthophonique et au traitement des troubles de la communication et du langage dans toutes ses dimensions [12]. La prise en soin orthophonique du patient adulte devenu sourd consiste à développer ou maintenir une communication orale la plus fluide possible, en optimisant l’appareillage auditif par un entraînement auditif et en développant des moyens de compensation comme la lecture labiale, l’attention auditive et l’anticipation.
En France, depuis la réingénierie des études qui s’est déroulée en 2013, la formation universitaire menant au Certificat de capacité d’orthophoniste s’étale sur 10 semestres et confère un grade de master. Les objectifs pédagogiques, les contenus et les modalités d’évaluation de cette formation, composée de deux cycles pour un total de 300 crédits dans le cadre du système européen de transfert et d’accumulation de crédits (European Credits Transfer System – ECTS), sont décrits dans les fiches pédagogiques de chacune des unités d’enseignement (UE) [13].
Les enseignements sont principalement dispensés dans le cadre des cours magistraux ou des travaux dirigés (TD). La recherche en pédagogie est encore peu développée en formation d’orthophonie française. La Société universitaire de recherche en orthophonie (SURO – www.surorthophonie.com), créée en 2021, œuvre pour le développement, la promotion, la diffusion, le soutien à la recherche clinique en orthophonie et à la pédagogie en santé, au sein de la communauté francophone.
Spécificité de la formation à la lecture labiale
La lecture labiale est un « procédé permettant de comprendre ce que dit une autre personne en tenant compte d’indications visuelles telles que les mouvements des muscles faciaux, des lèvres, des mains et du corps en général » [14]. Bien qu’il s’agisse d’une compétence spontanément utilisée par chacun d’entre nous dans des conditions d’écoute difficiles (environnement bruyant, langue étrangère, discours complexe), elle nécessite une approche plus approfondie et technique auprès du patient malentendant, afin de l’aider à compenser son trouble auditif. Ce travail de renforcement de la lecture labiale est dispensé par l’orthophoniste et suit différentes étapes, qui relèvent autant de la pédagogie que de la rééducation. Tout d’abord, il s’agit d’expliquer comment sont organisées les consonnes et les voyelles dans la langue orale et quels peuvent être les points d’achoppement de la lecture labiale. Par exemple, les consonnes sont plus ou moins bien visualisables selon le lieu où elles sont articulées dans la bouche, à savoir plus facile à l’avant (« p ») qu’à l’arrière (« k »). De plus, plusieurs consonnes ont la même forme labiale, elles sont appelées sosies labiaux (par exemple « p », « b » et « m » qui nécessitent l’appui des deux lèvres). Afin de structurer les informations transmises au patient, l’orthophoniste peut recourir à des classifications développées par différents auteurs [15]. Les deux principales classifications utilisées sont celle d’Istria [15] et celle de Garric [15]. À cela s’ajoutent des conseils généraux [15] sur les difficultés particulières à lire sur les lèvres en situation de contre-jour, en fonction de l’angle de vision, la distance, la présence d’une moustache [14], etc., avant que la rééducation ne se poursuive par des exercices d’entraînement.
Il est attendu de l’orthophoniste de bons repères visuels des différents lieux d’articulation en lecture labiale et donc, de façon indirecte qu’il ou elle ait, de par ses connaissances en phonétique articulatoire et en rééducation de la lecture labiale, un bon niveau de lecture labiale.
Objectifs
L’objectif de la présente contribution est de rapporter un retour d’expérience concernant la mise en place, dans le cadre d’un cursus de formation en orthophonie, d’une double innovation pédagogique constituée, d’une part, du recours à la méthodologie de la classe puzzle et, de l’autre, de son implantation sous la forme d’un dispositif à distance.
L’hypothèse principale était que l’engagement et la motivation des étudiants seraient majorés par le recours à la classe puzzle. L’hypothèse secondaire était que leurs compétences en lecture labiale objectives et subjectives seraient améliorées après l’expérience. Enfin, nous posions également l’hypothèse que le travail en petit groupe permettrait de maintenir des interactions et liens sociaux entre les étudiants dans cette période de crise sanitaire.
Méthodes
Mise en place de travaux dirigés en lecture labiale selon le dispositif de la classe puzzle (Jigsaw) au Département d’orthophonie de Paris
La mise en pratique s’est déroulée du 1er février au 28 mars 2021 avec les étudiants de troisième année dans le cadre de l’UE 5.5.1 intitulée « Bilan et évaluation en orthophonie dans le cadre des troubles de l’audition ». Deux séances de TD de deux heures y ont été consacrées, à un mois d’intervalle (Tab. I). Compte-tenu de la crise sanitaire liée au Covid-19, l’ensemble des séances de TD s’est déroulé à distance, via la plateforme Zoom®. Cette situation d’enseignement comporte des avantages et des inconvénients. En effet, si la situation à distance permet de proposer un entraînement à la lecture labiale, qui aurait été impossible en présence avec le port du masque ou peu ergonomique avec un masque inclusif, la connexion entre l’enseignante et chaque étudiant doit être d’excellente qualité. Chaque décalage ou microcoupure perturbe la lecture labiale et la perte de la vision en trois dimensions rend des indices visuels comme l’avancement des lèvres ou la contraction du menton plus complexes à percevoir. L’alternance entre grands groupes et petits groupes était gérée par l’enseignante.
Déroulement des deux séances de travaux dirigés.
Population
La promotion de troisième année, constituée de 107 étudiantes, était divisée en six groupes de TD indépendants d’environ 18 étudiantes chacun. Chaque groupe de TD a été divisé en trois sous-groupes de six étudiantes, chacune ayant une planche de travail différente (première étape de la Fig. 1).
Une planche de travail correspond à un support de 15 pages environ, comprenant soit des conseils généraux, soit une description précise de la classification de Garric ou d’Istria (voyelles ou consonnes). La classification d’Istria regroupe les voyelles et consonnes en catégories tandis que celle de Garric est plus détaillée, plus précise mais moins synthétique. Les descriptions sont composées de tableaux, photos et schémas reproduisant les positions des lèvres et de la langue pour les différentes voyelles et consonnes. Puis les six groupes d’experts de chaque document sont réunis pour interagir plus particulièrement sur leur planche, discuter des notions incomprises, afin d’améliorer ensemble leur expertise sur leur planche (étape 2 de la Fig. 1), avant d’être à nouveau réunis en groupes de six pour la mise en commun des connaissances et la formalisation du rendu final, consistant en un support d’information sur la lecture labiale adressé à un patient sourd (étape 3).
Les étudiantes ont été informées oralement que leurs résultats aux tests et au questionnaire seraient utilisés à des fins de recherche. Elles pouvaient ne pas participer si elles ne le souhaitaient pas dans la mesure où l’entrée des résultats était anonyme et ne rentrait pas en compte dans l’évaluation globale de l’UE. Aucune étudiante n’a refusé de participer ou que ses résultats soient utilisés.
Procédure
Plusieurs évaluations objectives et subjectives de la lecture labiale ont été proposées au début de la première séance de TD (T1) et en fin de seconde séance de TD (T2). L’ensemble des réponses ont été saisies par les étudiantes elles-mêmes via un questionnaire administré en ligne via le logiciel Google forms. Afin que les réponses soient totalement anonymes, il a été demandé aux étudiantes de ne pas utiliser leur nom ou leur numéro d’étudiant mais un pseudonyme de leur choix, qui resterait identique en T1 et en T2 afin que l’on puisse assurer la traçabilité des résultats.
Auto-évaluation du niveau de lecture labiale
Le niveau estimé de connaissances en lecture labiale, entre zéro et dix a été demandé à T1 et T2. Trois catégories ont été créées arbitrairement selon la note que s’est attribuée chaque étudiante. De zéro à trois, le niveau a été considéré comme « faible », de quatre à six, comme « bon », et de 7 à 10 comme « fort ». À T2, il a, de plus, été demandé aux étudiantes d’autoévaluer de 1 à 10 leur sentiment d’amélioration en lecture labiale. Un score de un à cinq signifie que l’étudiante a trouvé le test post TD plus difficile, un score de 6 à 10 signifie qu’il lui a semblé plus facile.
Évaluation objective de la lecture labiale
L’évaluation s’est faite sur support vidéo. Ce test vidéo utilisé place l’étudiante dans la situation d’un patient sourd. La tâche consistait à visionner 15 séquences de vidéo de femmes prononçant une syllabe sans aucun indice sonore et à reconnaître soit la voyelle (n = 6) soit la consonne (n = 9). Après chaque visionnage, l’étudiante devait choisir la bonne réponse parmi un choix de six. Quinze syllabes ont été présentées aux étudiantes, sur support vidéo, sans aucun son. Neuf d’entre-elles contenaient une consonne cible associée aux voyelles « a », « i » et « ou » et six contenaient une voyelle cible associée à la consonne « b ». Quatre des neuf consonnes à identifier étaient classées comme facilement visualisables (nommée stables car articulées par les lèvres et les joues), quatre comme partiellement visualisables (instables car articulées à l’intérieur de la bouche), et une comme particulièrement difficile à visualiser (invisible car articulée en arrière de la bouche). Parmi les voyelles, une était considérée comme facilement identifiable, une de difficulté intermédiaire et quatre difficilement identifiables selon les données issues de Borel et al. [16]. Aucune répétition n’était possible. Les deux tests proposés à T1 et T2 étaient de difficulté équivalente mais contenaient des syllabes différentes, afin d’éviter un effet retest.
Évaluation de l’intérêt de la méthode pédagogique
Les étudiantes ont également évalué le procédé pédagogique à travers un questionnaire à réponse libre. La question était « Sur le procédé pédagogique Jigsaw, quel est votre avis/ressenti sur ces deux TD ? Avantages/Inconvénients pour l’apprentissage/Proposition d’amélioration. ». Les réponses ont été regroupées en catégories (cf. Annexe A).
Analyse statistique
L’analyse statistique a été menée avec le logiciel Statview 5.0 SAS Institute. Les statistiques descriptives présentent des moyennes et écarts-types associés aux minimums et maximums sous la forme moy ± ET [min-max]. Des tests de Student appariés ont été menés, avec un seuil de significativité à 0,05. Les données d’auto-évaluation ont été regroupées dans un tableau de contingence et analysées au moyen d’un test de Fisher afin de comparer la proportion de bonnes labiolectrices auto-évaluées en T1 et en T2.
Résultats
Les séances de TD ont été suivis par 107 étudiantes. Néanmoins, 10 d’entre elles n’avaient pas utilisé le même pseudonyme en T1 et T2 et il a été impossible de relier leurs résultats en T1 à ceux en T2. Elles ont donc été exclues et l’analyse porte sur 97 étudiantes.
Auto-évaluation
En T1, le niveau moyen auto-évalué de lecture labiale est de 2,86 ± 1,62 sur 10 [0–8]. Il passe à 4,67 sur 10 ± 1,69 [0–8] en T2. Cette différence est significative (t (96) = −12,034, p < 0,0001). Le nombre d’étudiantes évaluant leur niveau « bon » ou « fort » augmente (Tab. II), tandis que la proportion d’étudiantes estimant leur niveau « faible » diminue. Ces différences sont significatives (p < 0,01).
Répartition des étudiantes selon leur niveau de lecture labiale auto-évalué, respectivement au début de la première séance de travaux dirigés (TD – T1) et en fin de seconde séance de TD (T2).
Sentiment d’amélioration
Le sentiment d’amélioration en T2 est de 5,94 ± 1,13 [3–8] sur une échelle de 1 à 10. Deux tiers des étudiantes (61 sur 97) ont trouvé le test post TD plus facile que le test pré-TD.
Reconnaissance de syllabes silencieuses sur support vidéo
Il y a une amélioration significative entre T1 et T2 du score de reconnaissance de consonnes et de voyelles (Tab. III).
Bien qu’on ne relève pas d’effet de la catégorie dont l’étudiante était experte sur la progression des résultats pour les scores totaux (consonnes + voyelles), il y a un effet de celle-ci sur les sous-scores de reconnaissance de voyelles ou consonnes. En effet, pour les consonnes, l’amélioration des scores est significative chez les étudiantes expertes au regard de la classification d’Istria (t (43) = −2,336, p = 0,0242) mais pas pour celles ayant travaillé sur la classification de Garric (t (28) = −0,782, p = 0,44). À l’inverse, pour les voyelles, l’amélioration en T2 est significative pour les étudiantes expertes en classification de Garric (t (28) = −2,197, p = 0,0365) mais pas pour celles ayant travaillé sur la classification d’Istria (t (42) = −1,337, p = 0,19).
Scores de reconnaissance de syllabes, respectivement au début de la première séance de travaux dirigés (TD – T1) et en fin de seconde séance de TD (T2).
Intérêt de la méthode pédagogique
Les retours concernant l’appréciation de la méthode pédagogique sont synthétisés dans le tableau IV. Ils sont en majorité positifs.
Concernant les différentes planches de travail, elles ont été qualifiées d’intéressantes par 88 % des étudiantes, utiles pour la pratique future (73 %), faciles à comprendre (51 %), utiles pour comprendre le reste des cours enseignés (39 %). Par contre, certaines étudiantes ont trouvé leurs planches difficiles à comprendre (7 %) et à intégrer dans le travail de groupe final (11 %).
Intérêt et limites du dispositif de la classe puzzle (Jigsaw). Points positifs et points à améliorer par ordre décroissant de fréquence.
Discussion
Nous avons proposé une activité de type classe puzzle (Jigsaw) à 107 d’étudiantes de troisième année d’orthophonie lors de deux séances de travaux dirigés sur l’apprentissage de la lecture labiale et en avons évalué l’efficacité et l’intérêt suscité auprès des étudiantes.
Comme la plupart des auteurs [4,7,8], nous avons observé une amélioration des perceptions associées à un sentiment d’auto-efficacité [4,17]. Néanmoins, la mesure d’auto-efficacité a été faite au moyen d’une simple échelle visuelle analogique dont les qualités métrologiques n’ont pas été évaluées. Cela limite donc la portée des résultats et lors d’une prochaine étude, il conviendra d’utiliser un outil standardisé comprenant plusieurs items afin d’évaluer le sentiment d’efficacité dans toute sa complexité.
Les scores de reconnaissance de syllabes en lecture labiale restent faibles après les TD, mais reconnaître des syllabes juste avec le mouvement des lèvres sans aucun indice sonore est particulièrement difficile et il n’est pas attendu d’atteindre le score maximal. De plus, la condition de présentation en vidéo accentue les difficultés car le visage à observer est en deux dimensions.
L’accueil par les étudiants a été très positif, ce qui est concordant avec les études précédentes [4,5,7,8]. Trois aspects principaux sont ici mis en avant. Le premier est directement lié à la méthode Jigsaw : le cours est plus vivant, il permet de mieux comprendre et favorise la rétention des connaissances. On retrouve le plaisir d’apprendre, évoqué par Oakes [4], ainsi que l’augmentation de la motivation [6]. Les deux autres motifs de satisfaction sont davantage liés au sujet de la lecture labiale et aux contenus utilisés. Les supports étant très concrets, ils permettent de se projeter dans sa pratique professionnelle future. Le test vidéo utilisé place l’étudiante dans la situation d’un patient sourd et permet ainsi de développer son empathie. Néanmoins, certaines étudiantes ont trouvé le rythme de cours trop rapide et n’ont pas eu suffisamment de temps pour s’impliquer dans l’activité. Le dispositif a parfois été difficile à comprendre et il y a chez certaines une frustration de ne pas maîtriser l’ensemble des planches.
Au moment des séances de TD, les étudiantes étaient en situation de télé-enseignement associé à un confinement ou un couvre-feu depuis plusieurs mois. À notre étonnement, les réponses qualitatives n’ont pas particulièrement mis en évidence de satisfaction vis-à-vis des interactions favorisées par le travail en petits groupes. Pourtant Majewska et Vereen [11] pointent l’intérêt de la méthode Jigsaw dans le contexte du Covid-19 et du télé-enseignement, afin de maintenir des interactions et liens sociaux entre les étudiants. Cependant, ces auteurs avaient plus particulièrement travaillé auprès d’étudiants de première année, dont les liens sociaux n’avaient peut-être pas eu le temps de se mettre en place avant la crise sanitaire. Notre promotion de troisième année d’orthophonie était constituée depuis la rentrée 2018 et avait l’habitude d’interagir depuis sa première année, notamment dans le cadre d’activités associatives ou des réseaux sociaux. Les liens sociaux se sont bien maintenus lors de la crise sanitaire, malgré l’isolement géographique.
Néanmoins, ces retours qualitatifs ont été mesurés de façon subjective par deux des auteurs de l’étude, sur un corpus assez limité (tout au plus quelques mots phrases dans un questionnaire en ligne). Une analyse qualitative approfondie n’a pas pu être menée.
Un des points qui nous semble intéressant est que, même si tous les scores s’améliorent dans l’ensemble, il y a néanmoins une influence de la planche travaillée sur l’amélioration de certains sous-scores. Les étudiantes ayant travaillé sur la classification d’Istria se sont plus améliorées en reconnaissance de consonnes et celles ayant travaillé sur la classification de Garric sur la reconnaissance de voyelles. Ces résultats ouvrent des perspectives pour la pratique orthophonique qui ne seront pas développées ici. Mais d’un point de vue pédagogique, cela évoque un inconvénient de la méthode Jigsaw, lié au fait que l’étudiant soit davantage formé au contenu dont il était expert qu’à l’ensemble du contenu travaillé par la classe. Cela se retrouve dans la remarque qui rapporte « l’impression de ne pas maîtriser les autres planches », même si celle-ci reste anecdotique (4/97, soit 4 %). Afin que chaque étudiant bénéficie de la méthode pour l’apprentissage de la lecture labiale, une réflexion sur l’adaptation de l’approche devra être envisagée.
Le manque de temps apparaît comme la limite principale de l’expérimentation. En effet, nous avons réalisé que cette méthode nécessitait beaucoup de temps tant pour l’imprégnation de son propre contenu que pour les échanges avec les autres étudiantes. Il est possible que la modalité à distance ait accentué ce phénomène. Néanmoins, nous avons décidé pour les prochaines sessions de transmettre les planches en amont aux étudiants afin qu’ils puissent en prendre connaissance avant le premier TD. Une autre limite de l’étude est l’absence de comparaison avec une méthode pédagogique traditionnelle qui est habituellement le cours magistral. Ce point fera l’objet d’une prochaine étude.
Conclusion
L’expérimentation d’un format pédagogique de type « classe puzzle » (ou Jigsaw), menée dans le cadre d’un dispositif à distance pour une promotion de troisième année d’orthophonie, a été très bien accueillie par les étudiantes et a permis d’améliorer leurs compétences en lecture labiale ainsi que leur sentiment d’efficacité. Néanmoins, l’aspect chronophage de la méthode, ainsi que le fait que toutes les étudiantes ne progressent pas de la même façon en fonction du segment sur lequel elles ont travaillé méritent d’être questionnés avant la généralisation de cette méthode. La comparaison à une approche traditionnelle, comme le cours magistral, devra également être proposée.
Contributions
Lisa Privat a participé à l’interprétation des résultats, à l’analyse statistique et à l’écriture du manuscrit. Aude Laloi et Peggy Gatignol ont participé à l’interprétation des résultats et à l’écriture du manuscrit. Stéphanie Borel a participé à la conception du protocole de recherche, au recueil des données, à l’interprétation des résultats, à l’analyse statistique, à l’écriture et à la révision du manuscrit.
Approbation éthique
En tant que retour d’expérience d’une approche pédagogique menée dans le cadre de l’enseignement d’étudiants en orthophonie, l’enquête rapportée n’exigeait pas d’approbation éthique préalable par un comité ad hoc. Tous les participants ont donné leur consentement avant les évaluations, en accord avec la déclaration d’Helsinki. Les données étaient totalement anonymisées par les participants eux-mêmes via l’utilisation d’un pseudonyme.
Liens d’intérêts
Aucun auteur ne déclare de conflit d’intérêts en lien avec le contenu de cet article
Remerciements
Les auteurs remercient Léa Jeanson, Mélanie Simon, Karine Malek-Amsellem et Anita Firosehousen-Aladine pour la conception du logiciel d’évaluation de la lecture labiale et l’aide au recueil de données.
Annexe A Questionnaire qualitatif proposé en fin de seconde séance de travaux dirigés (TD)
N° | Question | Réponses possibles |
---|---|---|
1 | Votre pseudo (le même qu’au précédent TD) | |
2 | Votre groupe de TD | De 1 à 6 |
3 | Sur quel numéro de planche travaillez-vous ? | De 1 à 6 |
4 | Quel niveau de connaissance en lecture labiale pensez-vous avoir ? | Échelle visuelle analogique ; de 0 (très mauvais) à 10 (très bon) |
5 | Pensez-vous que la qualité de votre réseau internet a ralenti la vidéo et influencé vos résultats ? | Oui, non, autre réponse (libre) |
6 | Avez-vous trouvé la partie des visèmes plus difficile ou plus facile à réaliser par rapport à la dernière fois ? | Échelle visuelle analogique de 1 (plus difficile) à 10 (plus facile) |
7 | Avez-vous trouvé votre planche ? | Plusieurs réponses possibles : (proposition de réponses) : facile à comprendre, intéressante, utile pour le travail de groupe final, utile pour comprendre le reste des cours enseignés dans l’UE (Bilan adulte sourd), utile pour votre pratique future, difficile à comprendre, difficile à intégrer au travail de groupe final, pas assez concrète, autre réponse (ouverte) |
8 | Sur le procédé pédagogique (Jigsaw). Quel est votre avis / ressenti sur ces deux TD ? | Réponse libre |
9 | Avantages / inconvénients pour l’apprentissage. Proposition d’amélioration | Réponse libre |
10 | Avez-vous d’autres remarques / suggestions ? | Réponse libre |
Références
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Citation de l’article : Privat L, Laloi A, Gatignol P, Borel S. Intérêt d’un dispositif pédagogique de type Jigsaw ou « classe puzzle » en formation initiale d’orthophonie. Pédagogie Médicale 2023:24;41-49
Liste des tableaux
Répartition des étudiantes selon leur niveau de lecture labiale auto-évalué, respectivement au début de la première séance de travaux dirigés (TD – T1) et en fin de seconde séance de TD (T2).
Scores de reconnaissance de syllabes, respectivement au début de la première séance de travaux dirigés (TD – T1) et en fin de seconde séance de TD (T2).
Intérêt et limites du dispositif de la classe puzzle (Jigsaw). Points positifs et points à améliorer par ordre décroissant de fréquence.
Liste des figures
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Fig. 1 Synthèse des trois étapes proposées aux étudiantes. L’ensemble des six planches (A à F) permet d’avoir une vision d’ensemble des informations à transmettre au patient et des deux classifications principales de lecture labiale. |
Dans le texte |
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