Numéro |
Pédagogie Médicale
Volume 23, Numéro 1, 2022
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Page(s) | 1 - 5 | |
Section | Éditorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/pmed/2022006 | |
Publié en ligne | 11 mai 2022 |
Pour un usage plus sobre de la notion d’innovation en éducation médicale
For a more frugal use of the notion of innovation in medical education
* Mailto : jean.jouquan@univ-brest.fr
La notion d’innovation s’est installée durablement dans les discours que suscite la doxa en éducation médicale1, cette dernière locution étant entendue comme l’ensemble – plus ou moins homogène – d’opinions, de préjugés, de présuppositions généralement admises et évaluées, en l’occurrence positivement, sur lequel se fonde la communication au sein de ce champ. Il semble par conséquent pertinent d’examiner de façon critique les enjeux d’un tel consensus apparent, étant entendu d’emblée qu’une revue exhaustive des attributs et caractéristiques distinctifs de ce que serait précisément une innovation dépasserait très largement les limites d’un éditorial. Il ne s’agit dès lors, dans le cadre de la présente contribution, que de fournir quelques repères, propres à susciter l’engagement du lecteur dans une démarche d’analyse réflexive à cet égard.
L’innovation comme injonction
Une simple requête sur le moteur de recherche de la revue Pédagogie Médicale, effectuée avec le mot clé « innovation », pour la période 2012–2021, permet d’identifier un peu plus d’une centaine d’articles, soit exactement la moitié des 200 publiés ces dix dernières années, au sein desquels le substantif « innovation » est employé au moins une fois. On dénombre parfois jusqu’à une dizaine d’occurrences dans un seul article, le terme étant toutefois rarement présent dans le titre lui-même. Les lecteurs avertis du journal auront par ailleurs relevé que, depuis son lancement, l’une des rubriques éditoriales les plus nourries de la revue est intitulée « Concepts et innovations ». Ainsi, tant au regard des représentations des auteurs que des indications contribuant à la ligne éditoriale du journal, il semble acquis que l’innovation serait une idée centrale dans le champ professionnel et scientifique que constitue l’éducation médicale. Corollairement, le caractère innovant serait une caractéristique désirable des pratiques faisant l’objet des travaux publiés qui s’efforcent d’examiner comment enseigner de manière « savante » (scholarly teaching) ou comment contribuer au développement du savoir sur l’enseignement et l’apprentissage (scholarship of teaching and learning), dans le cadre des dispositifs de formation des professionnels de la santé.
Un constat similaire pourrait être fait pour la plupart des revues internationales d’éducation médicale. Ainsi, la même recherche documentaire sur le site de la revue anglophone Medical Education, dont la parution est mensuelle, dénombre un peu plus de 700 références incluant ce terme, soit sous sa forme substantive – innovation – soit sous sa forme adjectivale – innovative –, pendant la même décennie. La visibilité du terme est en l’occurrence fortement renforcée puisqu’on le retrouve dans une quarantaine de titres, concernant pour la plupart les communications brèves publiées dans la rubrique semestrielle “Really good stuff” », dont il faut noter avec intérêt que le sous-titre initial, choisi lors du lancement de la formule en 1999 – New ideas in medical education –, avait été modifié à partir de 2011 au profit de Lessons learned through innovation in medical education [1].
En lien avec ce bref inventaire éditorial, on peut aussi remarquer que de nombreuses initiatives ou organisations dédiées à l’innovation en éducation médicale se développent de par le monde. Ainsi, par exemple, depuis près d’une vingtaine d’années, l’Université de Californie du Sud (University of Southern California) propose une conférence annuelle, Innovations in Medical Education (https://sites.usc.edu/ime-conference/), dont le sous-titre résonne comme une forme de mot d’ordre : transformer les professions de la santé par l’innovation (Transforming Health Professions Education through Innovation). De nombreuses universités, par l’entremise de structures internes ou en partenariat avec d’autres acteurs, développent par ailleurs des centres ou instituts qui affichent dans leurs dénominations que l’innovation est l’objet explicite, sinon exclusif, de leur activité. C’est le cas, par exemple, de la faculté de médecine de l’Université de New-York (New York University), au travers de l’Institute for Innovations in Medical Education (https://med.nyu.edu/departments-institutes/innovations-medical-education/) ou encore de l’Imperial College London via le Medical Education Innovation and Research Centre (https://www.imperial.ac.uk/school-public-health/primary-care-and-public-health/research/medic/).
Des initiatives similaires se développent dans l’espace francophone. Reprenant à leur compte les prescriptions formulées par le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, que relaye sans relâche depuis 2016 un cycle annuel de Journées nationales de l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur (https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/journees-nationales-de-l-innovation-pedagogique-dans-l-enseignement-superieur-1ere-edition-82522), de nombreuses universités, telles qu’Aix-Marseille Université (https://www.univ-amu.fr/fr/public/le-centre-dinnovation-pedagogique-et-evaluation-cipe), se dotent de structures dédiées à l’innovation en pédagogie universitaire.
Dans le champ de la santé, l’Unité de Développement et de Recherche en Éducation Médicale (UDREM) de l’Université de Genève énonce, au titre de ses missions, qu’elle « promeut l’innovation et la recherche en éducation médicale » (https://www.unige.ch/medecine/udrem/fr/a-propos/mission/). À l’Université de Strasbourg, le référentiel de compétences du master de pédagogie en sciences de la santé indique également que l’une des quatre compétences visées à l’issue de la formation est « d’innover dans ses pratiques d’enseignement et d’évaluation des étudiants », en explicitant trois niveaux de développement (https://cfrps.unistra.fr/fileadmin/uploads/websites/cfrps/Master/referentiel_de_competences_VF.pdf).
Certes, il convient de faire la part des choses et reconnaitre avec discernement que ces différents intitulés recouvrent un usage polysémique du terme innovation, en lien avec des projets de nature différente. Pour autant, la cause semble donc entendue : sauf à se résigner à être triviale, toute pratique pédagogique, dans le cadre d’un dispositif d’enseignement, d’apprentissage ou d’évaluation, se doit d’être innovante, en lien de surcroît avec une injonction permanente à la disruption, nouveau totem pour qui veut être de son temps [2–4]. Et gare à « celui qui n’innove pas [et qui, de ce fait,] est un passéiste, un routinier, un conservateur, un légaliste dans ce que cela peut avoir d’immobile et de rétrograde. » [5].
L’innovation comme concept
Force est cependant de reconnaitre qu’il n’est pas facile d’identifier des explicitations claires des conceptions alternatives de l’innovation, sur lesquelles s’adossent respectivement les uns et les autres. Tout se passe comme si le concept allait de soi et qu’il suffisait de la désigner pour que, dans une forme d’énonciation performative [6], l’innovation advienne. La plupart des articles évoqués plus haut, en introduction de cet éditorial, sont ainsi quasiment muets sur ce point. Les définitions qui sont proposées sont souvent minimalistes, voire tautologiques, se bornant par exemple à énoncer que « l’innovation désigne le processus et les résultats des tentatives de développement et d’introduction de nouvelles et meilleures façons de faire les choses [et qu’elle] fait référence à l’étape de mise en œuvre des idées [poursuivant une telle intention] (traduction libre) » [7]. Un éditorial du prestigieux New England Journal of Medicine, intitulé Innovation in Medical Education, se révèle en réalité surtout consacré au financement de la formation des médecins et se contente de développer un point de vue managérial pour repenser l’attribution des crédits de formation, à l’issue duquel on croit saisir que l’innovation devrait surtout être comprise à l’aune d’un retour sur investissement significatif en termes financiers [8].
Il convient donc de s’émanciper du seul champ de l’éducation médicale pour identifier quelques ressources pertinentes. Dans leur ouvrage « Innover dans l’enseignement supérieur », Bédard et Béchard fournissent à cet égard des pistes fécondes [9]. Ils mettent d’abord en garde contre le risque de confusions qui conduisent certains à utiliser comme quasi-synonymes du mot innovation plusieurs termes proches, tels que novation ou rénovation. Ils précisent ainsi que, stricto sensu, « la novation [est] une invention, une nouveauté certifiée et objective. Dans ce sens, il est possible d’ajouter qu’elle est originale et représente une création qui n’avait auparavant aucune existence. À titre d’exemple, la méthode d’apprentissage par problèmes (APP) (Problem-Based Learning – PBL), telle qu’elle a été pensée et proposée à l’Université McMaster en Ontario au Canada à la fin des années 1960 et au début des années 1970 pour la formation des médecins, représente une “novation pédagogique”. » En lien avec son étymologie, du latin in (à l’intérieur) – novare (changer), qui suggère qu’il s’agit introduire (dans un milieu) quelque chose de nouveau, « le concept d’innovation, pour sa part, représente une démarche d’implantation d’une novation dans un milieu donné, différent de celui d’où elle [s’]origine. L’innovation représente donc en quelque sorte une novation contextualisée. Par exemple, l’implantation de l’APP à la faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke en 1987 représente une innovation dans la mesure où cette méthode, qui existait déjà, n’avait pas été implantée dans ce milieu de formation. » [9]. Enfin, « la rénovation évoque un processus qui peut prendre place suite à l’implantation d’une novation ou d’une innovation. Elle implique de poser un regard critique, d’engager une réflexion sur la novation ou l’innovation. » [9]. Il s’agit, en quelque sorte, d’en assurer l’évaluation, l’actualisation et la régulation.
Au-delà de ces clarifications lexicales et sémantiques, nécessaires mais insuffisantes, d’autres repères, encore plus fondamentaux, peuvent être identifiés. Ils concernent les logiques qui sous-tendent les processus d’innovation et les niveaux qui sont concernés en lien avec l’objet de l’innovation. On sait que dans son acception contemporaine, avant d’être importé dans le champ des sciences humaines et sociales – parmi lesquelles les sciences de l’éducation –, le concept a été forgé dans les milieux économiques et entrepreneuriaux, dans le cadre d’une réflexion sur la production des biens et des services. Il a notamment été théorisé au début du XXe siècle par l’économiste Schumpeter [10], pour qui l’innovation était le moteur essentiel de l’économie, en lien avec un processus permanent de création et de destruction de ressources et de restructuration des activités économiques.
Dans une telle perspective, il convient de distinguer respectivement l’invention, première occurrence d’une idée ou de la possibilité d’un nouveau produit ou processus, et l’innovation qui est la première tentative de la mettre en pratique en prévision de conséquences attendues [11,12] ; il convient aussi de distinguer l’innovation de la recherche – et de ses résultats –, Bédard et Béchard rappelant « que la recherche n’est pas encore la première source d’innovation pédagogique [et que] ce sont plutôt les pressions exercées par des forces externes [sociales, sociétales, économiques, politiques, etc.] qui en sont la cause, et ce tout particulièrement dans le champ des formations professionnalisantes (par exemple : ingénierie, médecine, gestion). » [9].
Pavie [12] propose de distinguer trois niveaux pour situer le nécessaire questionnement qu’il convient d’entretenir à l’égard des innovations : 1) l’innovation incrémentale, qui est un changement mineur améliorant un produit ou un service existant ; 2) l’innovation radicale, qui s’appuie souvent sur une technologie émergente ou utilisée de manière inédite et enfin : 3) l’innovation paradigmatique, qui bouleverse de manière définitive les pratiques professionnelles, voire les modes de vie.
Quel que soit le niveau considéré, il est essentiel de saisir que, s’agissant spécifiquement des innovations en éducation, elles ne sauraient se résumer aux innovations technologiques et que celles-ci sont même loin d’en constituer les leviers premiers. La conceptualisation, la mise en œuvre et la diffusion de l’APP ne doivent ainsi absolument rien aux nouvelles technologies éducatives. Elles ont surtout résulté de la prise en compte des résultats de l’époque dans les champs de la psychologie sociale et de la psychologie de l’apprentissage, opérationnalisés par des institutions et des enseignants inventifs dans un format inédit d’interactions pédagogiques, en petits groupes, autour de l’étude de situations-problèmes [9]. Et lorsqu’ultérieurement on a enrichi le dispositif avec des outils technologiques, les résultats sont loin d’avoir été univoquement positifs. Ainsi, on a pu montrer que le recours à des ressources audio-visuelles, plutôt qu’au seul format papier, pour présenter les problèmes au cours des tutoriaux d’APP était associé à une diminution significative de la pensée critique des étudiants, alors même que ces derniers mais aussi les tuteurs faisaient état de leur nette préférence pour la présentation la vidéo, et qu’ils estimaient subjectivement que cela contribuait à une meilleure utilisation du temps [13].
Force est de constater qu’à rebours de ces considérations, une fascination magique communément partagée pour les objets techniques, souvent entretenue par des discours marchands et prophétiques, continue à alimenter une conception fortement déterministe des liens qu’il faudrait assumer entre technologie et apprentissage. Pourtant, un ensemble convergent de résultats de recherche montre que l’innovation comprise comme la simple introduction d’un outil s’est avérée globalement inefficace en éducation et en formation [14]. Il en va ainsi, par exemple, de l’utilisation de la tablette numérique tactile ou du tableau numérique interactif, qui n’apportent une réelle valeur ajoutée que si leur usage est intégré à des pratiques d’enseignement solidement arrimées à des cadres conceptuels et méthodologiques appropriés relativement à l’enseignement et à l’apprentissage. Ainsi en est-il également des cours en ligne ouverts et massifs (Massive Open Online Courses – MOOC), parés de toutes les vertus de l’innovation au moment de leur introduction, mais dont il s’avère aujourd’hui qu’en laissant les étudiants isolés et démunis, s’ils pouvaient satisfaire une curiosité initiale, ils étaient associés à de forts taux d’abandon et d’échec, de sorte qu’il est désormais admis qu’ils ne peuvent pas, à eux seuls, constituer une alternative crédible aux dispositifs de formation en présence [14].
C’est redire une fois de plus toute l’actualité que conserve l’avertissement que formulaient Grabe et Grabe dès 1996 : « Just remember: in most cases, effective teaching with technology is effective teaching by any means » ; « Souvenez-vous de ceci : dans la plupart des cas, un enseignement efficace avec le concours des technologies est d’abord un enseignement efficace quels que soient les moyens utilisés » (traduction libre) [15]. Dire cela, évidemment, ne signifie nullement que, sous certaines conditions qu’il convient soigneusement d’examiner, les technologies éducatives ne puissent pas à la fois faciliter les activités d’enseignement et d’apprentissage et en optimiser les effets.
L’innovation comme pratique
L’innovation en éducation doit donc plutôt être comprise comme un processus complexe, protéiforme, non linéaire, la plupart du temps collectif, interdisciplinaire et interprofessionnel, qui requiert à la fois des savoirs partagés et des apprentissages coopératifs [16]. Il faut aussi accepter de se départir de la métaphore selon laquelle l’innovation pédagogique devrait être conçue comme un « Grand Soir ». Beaucoup d’innovations sont, de fait, davantage évolutionnaires que révolutionnaires [14] et s’inscrivent dans la durée, souvent longue. C’est donc à l’interface d’une part, de demandes sociétales, professionnelles, économiques et politiques – d’où proviennent le plus souvent les injonctions –, d’autre part, de perspectives offertes par des cadres conceptuels et méthodologiques appropriés – qu’il faut faire l’effort d’étudier en profondeur – et enfin, parfois, de ressources technologiques judicieusement utilisées mais dont on sait qu’elles peuvent être vite obsolètes, qu’il faut s’efforcer de rechercher les conditions favorables à des pratiques pédagogiques créatives et inventives qui, après un inventaire soigneusement documenté, s’avèreront être des innovations.
Le statut d’innovation ne peut en effet, le plus souvent, être attribué que de façon rétrospective. Un certain nombre d’idées ou d’intuitions ne tiennent pas toutes leurs promesses lorsqu’elles sont expérimentées et, à cet égard, il est tout aussi important d’analyser les succès que les échecs pour contribuer à mettre au jour les conditions de viabilité favorables à la réussite d’un nouveau dispositif, appelé à devenir alors une authentique innovation [1].
Les processus d’innovation sont en outre, par nature, situés dans des contextes institutionnels particuliers et singuliers, porteurs de valeurs, assujettis à des contraintes spécifiques en termes de dispositions réglementaires ou de ressources. L’importation purement conforme, réduite à leurs modalités opératoires, de dispositifs qui s’étaient avérés efficients dans leur milieu d’origine, peut ainsi conduire à des transpositions incohérentes et dénuées de sens, simplement parce que l’examen des prémisses qui en avaient préparé le succès – à la fois contextuelles, conceptuelles et opérationnelles – n’a pas été soigneusement conduit ni discuté collégialement. Ce qui importe dès lors, avant tout, c’est d’identifier tous les enjeux et finalités liés à la recontextualisation d’un dispositif curriculaire ou pédagogique, en lien explicite avec ce qui distingue une novation d’une innovation, au sens de la clarification terminologique précédemment rappelée [9].
Dans ces conditions, il serait à notre sens judicieux de rester à la fois modestes, prudents et circonspects lorsqu’il s’agit de réclamer le statut d’innovation pour une expérience qui, en l’état de son développement, n’est simplement qu’un dispositif original ou inédit, ou parfois une simple piste. Il serait également de bon aloi de ne pas survaloriser en tant qu’innovations des dispositifs qui n’en sont pas vraiment car trop partiels (réduits à l’utilisation d’un outil), trop anecdotiques (limités à la prise en compte de micro-contextes) ou, plus banalement, parce qu’arrivant bien tard dans un milieu, leurs habits ne sont plus si neufs que cela. À cet égard, en effet, comme le souligne Tricot, il ne faut pas être dupe de « la capacité de l’innovation pédagogique à faire passer des idées anciennes pour des nouvelles [alors même que] certaines de ces idées ont plusieurs siècles ! » [17].
Près de cinquante ans après l’invention de l’APP et sa diffusion à l’échelle planétaire comme innovation, on est ainsi fondé à se demander s’il n’y a pas comme une forme d’imposture à présenter et promouvoir la classe inversée (flipped classroom) comme l’alpha et l’oméga des méthodes actives innovantes en pédagogie universitaire, du moins lorsqu’on se contente d’en mettre en œuvre une déclinaison simpliste, qui se limite à demander à des étudiants d’étudier à la maison un polycopié (qu’il soit numérique ou en version papier), préalablement à l’organisation d’une bien banale et bien peu innovante séance de travaux dirigés, sous la forme d’une session de questions-réponses. C’est faire bien peu justice de toutes les conditions didactiques et pédagogiques aujourd’hui reconnues en pédagogie universitaire, en termes de contextualisation des activités d’enseignement et d’apprentissage et de stratégies à mettre en œuvre en vue de la préparation du transfert des apprentissages, qui sont seules de nature à ce que la classe inversée tienne toutes ses promesses [18,19].
Prés de quarante ans après l’élaboration de leur concept et la codification de leur format, il n’est plus guère raisonnable de laisser entendre que l’introduction des examens cliniques objectifs structurés (ECOS) serait une approche novatrice ou même innovante de l’évaluation des apprentissages dans un curriculum se réclamant d’une approche par compétences, quasiment pour solde de tout compte, au moment où plusieurs contributions questionnent sérieusement ses limites et ses écueils [20].
Continuer à présenter comme innovant l’implantation du portfolio comme outil d’apprentissage et d’évaluation dans le cadre d’un dispositif de formation spécialisée post-graduée, au seul motif que l’on recourt à un format électronique en ligne, n’est également ni guère crédible ni convaincant, alors que l’on sait que les conditions de succès du portfolio résident essentiellement dans la préservation de plages de temps protégées pour le développement d’une véritable réflexivité et dans la qualité de la supervision et du tutorat [21].
Enfin, pour clore ces illustrations, indiquons encore que le fait de recourir à un jeu de rôle ou utiliser un mannequin de haute technologie dans un dispositif de simulation ne crée pas, en soi, des conditions d’une réelle innovation si, parallèlement, le débriefing se limite à une rétroaction purement comportementaliste, si le dispositif de simulation n’est pas intégré de manière systémique au curriculum ou si des occasions de recontextualisation supervisées ne sont pas anticipées pour préparer le transfert des apprentissages [22].
Au total, on peut sans doute convenir que la notion d’innovation est assez souvent malmenée. Pour autant, il ne s’agit certainement pas de dénoncer l’innovation pédagogique en tant que telle, ni de stigmatiser tous ceux qui, de bonne foi, s’en réclament à divers titres. Le concept même est éminemment porteur et potentiellement très valorisant. Il serait dommage de s’en priver lorsqu’il s’agit de soutenir, sur le long terme, des projets d’élaboration, de révision et de régulation des dispositifs curriculaires et pédagogiques, pour les adapter aux nouvelles attentes sociétales et professionnelles, dès lors que l’on sait combien de tels chantiers sont exigeants pour les institutions et leurs acteurs [7]. Assurément, le concept d’innovation peut s’avérer extrêmement fécond en appui des processus de transformation en profondeur qui sont à conduire dans le champ de l’éducation médicale, dans une perspective intégrative, articulant les évolutions prévisibles ou anticipées des systèmes de formation des professionnels de la santé et des systèmes de santé [23].
C’est précisément pour ces différentes raisons que, sauf à assumer le risque qu’il en perde toute sa puissance heuristique et qu’il se transforme en slogan incantatoire un peu vide, le concept d’innovation en éducation médicale ne devrait être ni galvaudé ni fétichisé. Pour ce faire, il n’est nul besoin d’instaurer une police épistémologique concernant l’innovation. Il suffirait, en somme, que chaque auteur qui s’y réfère à propos d’une entreprise académique ou d’un travail scientifique, explicite clairement à la fois la définition, les orientations conceptuelles, l’objet et les niveaux d’implantation de l’innovation dont il est porteur dans le cadre de son projet.
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Citation de l’article : Jouquan J. Pour un usage plus sobre de la notion d’innovation en éducation médicale. Pédagogie Médicale, 2022:23;1-5
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